Contrairement à une idée qui voudrait s’imposer, la situation dans laquelle nous nous retrouvons n’avait rien d’inimaginable. Depuis des années, les épidémiologistes nous prévenaient que le monde serait très probablement confronté à une crise sanitaire majeure dans un avenir proche. En 2005, la grippe aviaire H5N1 avait même été pressentie comme un coupable potentiel. L’irruption d’une pandémie dans nos vies était loin d’être impensable. Le SRAS en 2002-2003, la grippe porcine A H1N1 en 2009, le MERS en 2012, Ebola en 2014-2015 nous ont rappelé, s’il le fallait, que les épidémies font encore partie de notre histoire.
Face à cette menace épidémique, tous les pays n’ont pas réagi de la même manière : l’Autriche et l’Allemagne, qui ont confiné plus tôt, qui étaient mieux équipées, et qui, sans doute aussi, ont eu plus de chance, semblent avoir jugulé la propagation du virus. Ils ont déjà entamé leur déconfinement. Surtout, certains pays, comme Taïwan ou la Corée du sud, n’ont pas eu à recourir (pour l’instant en tout cas) à un confinement généralisé pour faire face à l’épidémie. Ils l’ont anticipée et ont démontré qu’avec une importante campagne de dépistage, des confinements ciblés et des masques pour tous, il était possible de maintenir une activité presque normale. Pour sauver des dizaines, voire des centaines de milliers de vies, l’unique solution n’était donc pas de recourir à une mise en quarantaine de l’ensemble de la population. C’est cette stratégie asiatique, à présent, que partout nous allons tenter d’appliquer.
Plus encore que la menace épidémique, la menace climatique est bien identifiée. Y aura-t-il des Allemagne et des Taïwan du climat ? Le changement climatique n’affectera pas toutes les parties du monde de la même manière et ce sont les pays les plus riches, de surcroît les moins exposés et les plus émetteurs de gaz à effet de serre, qui s’en sortiront – comme toujours – mieux que les autres. Mais aucun gouvernement ne pourra s’y adapter comme Taïwan s’est adaptée à la menace épidémique : on ne gère pas le changement climatique, on l’évite. Impossible de se tenir au sec dans la tempête ou de faire le dos rond pendant plusieurs mois pour revenir, quelques années plus tard, à la situation antérieure : le changement climatique et l’effondrement de la biodiversité seront un état de fait permanent.
Covid-19 et changement climatique ne sont pas simplement des menaces exogènes qui appellent une comparaison. Tous les deux résultent de la pression insoutenable que nous exerçons sur notre milieu. Et, si le changement climatique n’est pas responsable de l’épidémie actuelle, on sait qu’il entraînera de nombreuses crises sanitaires, notamment en favorisant la diffusion de virus existants, mais peut-être aussi en réactivant d’anciens pathogènes prisonniers du pergélisol.
Face à l’épidémie de coronavirus, les pays riches essaient de préserver l’activité mise à l’arrêt, au prix d’un endettement colossal, pour qu’elle redémarre au mieux une fois écarté le risque de saturation de leurs services de réanimation. Sans garantie, malheureusement, que la nouvelle stratégie fonctionne et qu’il ne faille pas, dans quelques mois, repartir en confinement. En plaçant la vie au-dessus de toute autre considération, ils ont agi, selon les mots d’Emmanuel Macron, « quoi qu’il en coûte ». Agir « quoi qu’il en coûte » contre le changement climatique, dont on entrevoit à peine les conséquences humaines et financières, est encore plus justifié.
Pour que les États de la zone euro se financent dans les meilleures conditions, la BCE s’est engagée à racheter massivement les obligations souveraines que les banques auront acquises. Mais l’injection de liquidités auprès des intermédiaires bancaires a montré ces dernières années qu’elle ne servait que très peu l’économie réelle. Depuis 2012, l’essentiel des sommes créées par la BCE est parti dans la spéculation, provoquant une inflation du prix des actifs financiers et immobiliers.
Pour contourner le problème, les experts préconisent principalement 3 options (entre lesquelles nous nous garderons ici de trancher) :
1) la séparation entre les activités de banque de dépôt et de banque d’affaires (une option défendue lors de la crise de 2008) ;
2) le financement direct des États (ce que la Banque d’Angleterre a commencé à faire pour le Royaume-Uni), des banques publiques d’investissement et des fonds européens auprès de la BCE ;
3) la distribution d’un chèque aux ménages et aux entreprises (c’est la « monnaie-hélicoptère », à laquelle les États-Unis ont recouru pour la première fois).
La mise en place d’un déconfinement progressif s’accompagnera partout en Europe de plans de relance, au niveau national et, nous avons bon espoir, au niveau communautaire. Nous sommes à la croisée des chemins : ces plans de relance sont un risque et une chance, peut-être inédits, pour la transition écologique. Soit nous prolongeons le monde carboné d’avant et nous nous exposons un peu plus encore au risque environnemental (c’est la solution la plus facile tant l’urgence économique et sociale sera grande), soit nous posons les fondations du monde d’après et nous nous plaçons sur une trajectoire qui nous permettra d’éviter ce risque.
Ursula von der Leyen, et elle n’est pas seule, l’a dit : le Green Deal doit servir de cadre à cette relance européenne. L’axe central de sa nouvelle Commission est pensé, ne l’oublions pas, comme une stratégie de croissance et de création d’emplois pour l’Europe. La présidente voit dans un budget de l’UE musclé l’outil le mieux adapté. De nombreux pays (la France, l’Italie, l’Espagne, le Portugal, la Belgique, le Luxembourg, l’Irlande…) appellent à la création d’un fonds de relance mutualisé. Les Allemands pourraient franchir le pas : la solidarité européenne, comme la solidarité mondiale, sur la question du climat, est d’autant plus justifiée qu’il est dans l’intérêt de chacun que les émissions de gaz à effet de serre diminuent partout. Aider l’autre, c’est s’aider soi.
Plus que n’importe quelle crise depuis le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, le Grand Confinement nous rappelle, dans la douleur, que la prévention des risques majeurs est l’une des raisons d’être de notre organisation en sociétés. Reléguer la lutte contre le changement climatique et l’effondrement de la biodiversité – lutte qui commençait seulement, après des décennies de mise en garde scientifique, à se structurer timidement – au magasin des accessoires constituerait la faute la plus lourde dans l’histoire des Hommes. Une faute que l’avenir ne nous pardonnera pas. Si nous ne sortons pas de la crise actuelle en nous armant contre la crise climatique et environnementale – sans commune mesure avec celle que nous subissons –, nous n’aurons tiré aucune leçon de cette épreuve et nous aurons échoué collectivement.