Nicolas Desquinabo est un expert des politiques publiques. Il travaille avec Agir pour le climat sur un projet d’Observatoire des politiques territoriales qui a pour objectif de valoriser les bonnes pratiques et de pointer du doigt les manquements des collectivités en matière de politiques de transition. Il réalise une série d’analyses des politiques publiques en place en matière de transition écologique et énergétique qui sera intégralement publiée sur notre site internet. Dans ce premier volet, il décrypte les aides à la rénovation énergétique proposées par l’Etat, et leur bilan mitigé.
Principal enjeu énergétique en France, les bâtiments représentent 45% de la consommation finale nationale (750 Twh/an (1) sur 1650 Twh/an), dont la moitié provient de pétrole et de gaz importés (chiffres-clés). De plus, sur 30 millions de résidences principales, environ 6 M de ménages sont en situation de précarité énergétique : ils dépensent plus de 10% de leur revenu pour le chauffage et/ou souffrent du froid (Onpe 2016), voire résident dans des logements indignes (dangereux et/ou sans confort).
Présenté fin avril 2018, le plan de rénovation des bâtiments a repris les objectifs du gouvernement précédent (rénover 500 000 logements par an dont 100 000 logements sociaux), avec la perspective de rénover chaque année 150 000 des 4 millions de « passoires thermiques » (étiquettes énergie F ou G) occupées par des ménages « modestes » (les 40% ayant les revenus les moins élevés). A long terme, l’objectif est d’amener à la « basse consommation » (70 à 100 kwh/m²/an) l’ensemble des logements d’ici 2050 (en priorité ceux construits sans isolation avant la 1ère réglementation thermique de 1975).
Principaux objectifs, montants et résultats des dispositifs de rénovation énergétique
Sources : Dépenses fiscales (Voies et moyens II), Bilans Anah, Bilan Fonds d’épargne et lettres d’info CEE
*Une rénovation « performante » permet un gain de consommation d’au moins 40% ou un saut de 2 étiquettes énergie (ex.de E à C)
Loin des 500 000, environ 250 000 rénovations énergétiques « performantes » sont terminées chaque année pour les logements privés (en intégrant les travaux étalés sur 2 à 3 ans, Open 2015 et Tremi 2018 et 2020). En ajoutant 50 à 80 000 rénovations performantes de logements sociaux par an, le total atteint au mieux les 2/3 de l’objectif visé, mais en réalité moins de la moitié compte tenu du retard pris depuis 10 ans (il faudrait dorénavant au moins 700 000 rénovations performantes par an). Plus globalement, les consommations des bâtiments diminuent lentement : -0,5%/an à climat constant, contre -1,5 à -2% de baisse annuelle attendue.
Malgré ce retard, les moyens « globaux » de cette politique ont été réduits d’environ 1 Md €/an entre 2017 et 2019 (soit – 20% de 6 Mds €/an en 2016-2017), malgré la montée en charge progressive des Certificats d’économie d’énergie (CEE, voir détails plus loin). Mais nous allons voir qu’au-delà des montants totaux d’aides (publiques et « privées » s’agissant des CEE), ce sont les modalités des aides et des tarifs, ainsi que les concurrences entre les aides qui sont ici en cause.
Les « inversions » : aubaines à 1 euro, tarifs régressifs et soutien des malfaçons
La concurrence entre dispositifs constitue le principal frein à la mobilisation des aides aux rénovations énergétiques « performantes » des logements. En effet, les aides aux rénovations performantes sont concurrencées par des aides supérieures pour des travaux pourtant moins ou peu performants (ex. combles ou chaudières à 1 euro) et dont l’efficacité est limitée (les effets d’aubaine sont très majoritaires).
Globalement, les soutiens aux « petits travaux » de Ma prime rénov’ (MPR, qui remplace le crédit d’impôt transition énergétique – CITE), des Certificats d’économie d’énergie (CEE (2)) et de la TVA réduite (à 5,5%) sont toujours 6 fois supérieurs (3) aux soutiens des rénovations « performantes » (par le programme Habiter Mieux et certaines aides locales). Une partie substantielle de ces petits travaux sont même des installations de chaudières au gaz, majoritaires au sein des opérations « Coup de pouce à 1 euro » jusqu’à fin 2021 (ex. 30 000 chaudières gaz par mois fin 2019, source : lettres d’info CEE) :
Autre forme de soutien aux « petits travaux », voire à l’absence de travaux, la tarification « régressive » des énergies (= les prix sont plus élevés pour les consommations réduites). Cette tarification rend les rénovations énergétiques deux fois moins rentables que si les tarifs étaient « progressifs » et dissuade la modération des consommations. En 2019, le prix du gaz pour les logements était de 70 €/Mwh pour les grosses consommations contre 100 €/Mwh pour les plus petites consommations. Sachant qu’une variation des prix de – 30% implique + 10% de consommation selon les études du CGEDD. Les prix des consommations élevées étant de 20 à 30% inférieurs aux prix des consommations réduites, cela équivaut à un avantage d’au moins 3 Mds € par an sur les 15 Mds € de gaz dépensés pour le chauffage des bâtiments (en 2019, voir bilan énergie), qui s’ajoutent aux 4 Mds € de soutiens aux petits travaux :
Sources : Projet de loi de finance 2019 – dépenses fiscales, + lettres d’info CEE et bilan énergie (pour le total des consommations de chauffage)
Voyons l’effet des aides « inversées » à l’échelle individuelle : un ménage très modeste qui engage une isolation permettant un gain de – 35% (de ses consommations énergétiques) doit assumer un reste à charge moyen de 10 000 € après les aides nationales (Anah). En comparaison, son reste à charge sera inférieur à 1000 € si il se limite à un changement de sa chaudière à gaz (après aides Anah et CEE bonifiés) ou à « 1 € » si il opte pour une isolation de ses combles perdus (après CEE bonifiés). Pourtant, ces deux derniers types de travaux ne permettent que 10 à 15% de gain énergétique… à condition qu’ils soient réalisés sans malfaçon.
Les effets des aides à la rénovation sur les restes à charge de différentes options
*Sources : Ademe prix et Rapport Sichel (ex. maison de 100m², ménage très modeste)
Plus généralement, les études récentes du ministère du logement soulignent que les aides sont supérieures pour les travaux réalisés « un par un » que pour les rénovations globales ou cumulant plusieurs types de travaux (Sichel-DHUP 2020). En conséquence, moins de la moitié des rénovations « très performantes » (gain de plus de 50%, avec des coûts de 20 à 50 000 €) sont rentables avant 15 ans, voire 20 ans pour la grande majorité des rénovations globales (atteignant le niveau « basse consommation »), y compris après aides publiques (hormis pour les ménages très modestes aidés à plus de 60%). Seules les maisons très énergivores ou les immeubles des années 60-70 peu coûteux à isoler étant rentables avant 15 ans. C’est pourquoi ces travaux nécessitent des aides importantes, qui ont une efficacité forte (lorsqu’elles existent), notamment pour les ménages modestes. Ces aides ciblées permettent alors d’ajouter des travaux non prévus, jusque dans 80% des cas pour l’isolation des murs des copropriétés des années 60-70 (Anah-Geste 2017).
Inversement, les effets d’aubaine concernent jusqu’à 80% des « petits travaux », qui se font généralement avec ou sans aide, en particulier les changements de chaudières (CGDD CITE 2015) ou de fenêtres (qui représentaient près de 40% des dépenses publiques en 2015 (CGEDD/IGF 2017)). Pourtant, les impacts énergétiques de ces petits travaux sont limités et leurs renouvellements sont périodiques. En conséquence, l’effet principal de ces aides aux « petits travaux » est généralement un simple avancement de leur date. Par exemple, 37% des utilisateurs du crédit d’impôt pour leurs fenêtres avaient uniquement avancé la date de travaux déjà prévus, seuls 8% avaient engagé des travaux non envisagés (CGDD 2015 p.79) ;
Une aggravation récente des fraudes et malfaçons
Les effets d’aubaine les plus importants, combinés à une absence de contrôle, entraînent également une explosion des fraudes et des malfaçons. Depuis 2017, le développement des offres d’isolation des combles puis des chaudières à « 1 euro » a été rendu possible par la revalorisation et la bonification des CEE. Ces primes disproportionnées se sont traduites par une forte croissance des travaux non pertinents et surfacturés, des pratiques illégales en hausse (CGEDD RGE) et le déploiement d’escrocs en bande organisée (Douanes et Tracfin). La quasi-absence de contrôle de ces travaux et le niveau trop élevé des subventions (parfois plus de 1000 euros pour des travaux qui coûtent souvent moins de 1000 euros…) impliquent des effets d’aubaine importants, mais également :
- Des subventions répercutées sur les factures d’énergie (CGEDD-IGF 2014), à hauteur d’environ 500 M € en 2017 pour les seuls ménages UFC 2019 et plus de 1,5 Mds € en 2019 (Eval CEE) ;
- De l’inflation pour les travaux ciblés, dont les coûts ont augmenté compte tenu du niveau trop élevé des subventions (comme lors de l’essor du photovoltaïque) ;
- Des travaux dont les impacts énergétiques sont nettement plus limités qu’attendu : en raison de la surestimation des gains réels par les « fiches CEE » (CEE Mines PSL), qui s’ajoutent aux malfaçons, aux sur-déclarations de surfaces… et aux travaux inexistants.
Cette politique imite en particulier l’expérience anglaise des ECO, qui a pourtant montré des limites importantes : seuls les travaux les plus rentables étaient financés par les fournisseurs d’énergie, au prix d’une forte hausse des prix de l’électricité et d’un maintien des chauffages au gaz (voir étude du HCC).
Les contrôles étant quasi-inexistants, l’ensemble de ces malfaçons et fraudes ne sont pas quantifiées, mais estimées à 10% pour la « non-qualité » signalée par des bénéficiaires interrogés (Eval CEE Atema/Ademe). Mais les problèmes de qualité étant surtout détectables à moyen terme ou par des experts, les malfaçons sont probablement beaucoup plus fréquentes. Sachant que parmi les signalements aux autorités, les 2/3 concernent des entreprises pourtant labellisées RGE (Webinaire Dgccrf 2021). Et pour les fraudes organisées, un seul cas récent décrit par la Gendarmerie nationale a cumulé plus de 40 000 chantiers « CEE » avec malfaçons (et travail illégal) sur 2 ans, avant de disparaître à l’étranger.
Quasiment rien pour les bâtiments tertiaires
Les soutiens de l’Etat à la rénovation des bâtiments tertiaires (notamment ceux des collectivités territoriales) ont été limités à une offre de prêt à 1,5%, alors que les prêts de marché sont inférieurs pour la plupart des collectivités (!). Pourtant, ces opérations ne sont rentables qu’à très long terme compte tenu de l’utilisation souvent limitée de ces bâtiments (en particulier les écoles). Des projets s’étaient récemment développés grâce au prêt à taux zéro « croissance verte » (1,5 Md € en 2016-2017), mais ils se sont effondrés depuis la fin de ces PTZ (à moins de 100 M € de prêts Etat en 2018-2019).
Enfin, pour le tertiaire privé, les « obligations » de rénovation prévues depuis 2010 n’ont été précisées qu’en 2019, mais les objectifs ont été repoussés à 2030, avec de multiples dérogations et une cible de l’obligation limitée aux propriétaires de bâtiments d’une surface supérieure à 1000m².
Nous verrons dans le prochain volet de cette série que ces inversions de la politique de rénovation énergétique ont des impacts peu connus et pourtant majeurs sur la politique de production d’énergie, en particulier s’agissant de la contrainte du « pic de consommation ».
2) Les énergéticiens (ex. EDF, Engie ou Total) ont l’obligation de financer divers types de travaux « énergétiques » avec des primes CEE, dont la valorisation a été augmentée récemment, ce qui permet par exemple de bénéficier d’une isolation des combles perdus à 1 euro (ces petits travaux coûtent souvent autour de 1000 euros et peuvent donner droit à plus de 1000 euros de CEE)…
3) Les montants engagés de CITE (puis de MPR) cumulés aux CEE résidentiels étaient de 3,2 Mds en 2018 (2 +1,2), de 2,8 Mds en 2019 (1,1+1,7) et de +- 2,4 Md en 2020 (0,8+1,6 ?), voir rapport parlementaire PLF 2020, I4CE 2021 et lettres d’info CEE