Laurence Tubiana est une économiste et diplomate française. Elle est professeure et directrice de la chaire “développement durable” de Sciences Po. Elle a fondé, en 2001, l’Institut du développement durable et des relations internationales (Iddri). En 2014, elle a été nommée représentante spéciale du ministre des Affaires étrangères, Laurent Fabius, dans le cadre de la COP 21 lors de laquelle elle a joué un rôle de premier plan. Elle était également ambassadrice chargée des négociations sur le changement climatique, jusqu’à fin 2016. Elle répond aux questions d’Agir pour le climat.

Vous avez été la cheville ouvrière de la COP 21 à Paris en décembre 2015. Quel regard portez-vous sur le chemin parcouru au niveau mondial depuis 2015 ?

Nous avons fait des progrès, il faut le reconnaître et le dire. Grâce aux mesures prises à travers le monde (par exemple, le Pacte vert de l’UE et l’expansion très rapide de la capacité de production d’énergie renouvelable en Chine), les émissions mondiales devraient bientôt atteindre leur maximum. Lors de la COP 28, en décembre 2023, le monde a enfin convenu que, pour limiter le réchauffement climatique à 1,5 °C, il fallait abandonner la principale cause d’émissions : les énergies fossiles. Les pays reconnaissent désormais que leur prospérité future dépendra directement de leur capacité à passer à l’énergie propre. Ils se livrent donc à une course effrénée pour s’assurer une part des industries vertes en pleine expansion. Les énergies renouvelables sont en plein essor, la capacité globale augmentant à un rythme remarquable.

Mais il est indéniable que la baisse des émissions doit être beaucoup plus rapide. Seule la coopération entre les pays, qui est mutuellement bénéfique disons-le, nous permettra d’accélérer. Les pays les plus riches doivent aider les plus pauvres à opérer la transition d’une manière qui leur permette de développer leurs économies et qui ne les laisse pas criblés de dettes insoutenables. Il reste encore beaucoup à faire dans ce domaine. Les conclusions de la COP 29 sur le financement destiné à aider les pays en développement à lutter contre le changement climatique et à s’y adapter représentent un certain progrès, mais il est loin d’être suffisamment ambitieux.

Malheureusement, les conflits, les tensions géopolitiques et la perte de confiance, compréhensible, des pays pauvres envers leurs homologues plus riches menacent la coopération dans la lutte contre la crise climatique. Nous assistons également à un effort coordonné de la part de ceux qui s’accrochent à l’ère des fossiles pour remettre en cause l’accord sur la transition hors des énergies fossiles. Il n’est pas  question de revenir en arrière : il est impossible d’atteindre les objectifs de l’Accord de Paris sans une transition juste hors des énergies fossiles et une croissance rapide des énergies renouvelables et de l’efficacité énergétique. Nous devons revenir à ce que j’appelle “l’esprit de Paris”, un esprit dans lequel les pays dépassent leurs intérêts nationaux étroits et coopèrent pour s’attaquer à un problème qu’aucun pays, aussi puissant soit-il, ne peut résoudre seul.

Vous êtes membre du Haut Conseil pour le climat (HCC), institution française qui produit des rapports annuels sur l’action climatique de l’État français. Vu l’importance du sujet, ne trouvez-vous pas que ces rapports mériteraient un débat plus large que le cadre des commissions spécialisées de l’Assemblée nationale, du Sénat ou du CESE ? Un grand débat national régulier ne serait-il pas nécessaire ?

Les conseils pour le climat, intégrés dans un cadre de gouvernance climatique, constituent un outil puissant pour garantir que l’action climatique est ambitieuse, fondée sur la science et équitable. Un nombre croissant de pays reconnaissent les avantages de ce modèle et l’adoptent, et je souhaite qu’il soit encore plus répandu.

Il faut reconnaître la place prise par le HCC depuis sa création. Son rapport annuel fait dorénavant office de référence pour suivre l’action climatique de l’État. Chaque année, plusieurs organisations s’y réfèrent, à l’instar de la société civile, des médias mais aussi des juridictions.

Le débat que tente d’amener depuis quelques années le HCC, celui des moyens et des politiques publiques au service de nos objectifs climatiques, doit effectivement pouvoir s’élargir si nous souhaitons avancer. Dans la même ligne que la très utile planification, il pose une question fondamentale pour notre démocratie : comment souhaitons-nous collectivement faire évoluer nos modèles de production et de consommation pour préserver le vivant ?

Le fait de pouvoir avoir des espaces de discussion avec la représentation nationale permet de sortir d’une relation unique avec le gouvernement et c’est une excellente chose. Mais vous avez raison en soulignant la nécessité de pouvoir élargir les cadres institutionnels classiques. Après la convention citoyenne, des modèles locaux se sont développés sur tout le territoire, comme la convention d’Occitanie, de Rouen ou encore de Grenoble, et ce fut aussi une manière d’élargir le débat.

Tous les formats qui permettront aux citoyens de s’approprier les enjeux et de contribuer à la réponse sont à renforcer. Et cela ne doit pas forcément se faire dans une approche technique, sectorielle ou centrée sur le climat, mais aussi en ouvrant des moments de participation quant à l’avenir de nos territoires plus largement. Dans ce sens et malgré une année 2024 particulièrement difficile, la société civile prend également toute sa part.

Vous présidez la European Climate Foundation. Pouvez-vous nous la décrire et présenter le bilan de ses premières années ?

L’ECF est une initiative philanthropique qui a pour objectif de favoriser la transition écologique et d’assurer une planète saine et prospère pour les générations actuelles et futures. Nous soutenons plus de 700 organisations partenaires (dont une soixantaine en France) afin de faire progresser les objectifs de l’Accord de Paris, de promouvoir l’élaboration de politiques pratiques en réponse à la crise climatique et d’élargir le soutien politique et public à l’action climatique. Nous nous efforçons de mettre en place une transition climatique positive, centrée sur les personnes et socialement responsable en Europe et dans le monde.

Avec un réseau diversifié de partenaires couvrant des associations de jeunes, des organisations de consommateurs, des fédérations commerciales et même des universitaires, nous travaillons pour assurer une transition verte où tout le monde fait partie de la discussion et où personne n’est laissé pour compte. Nous soutenons le développement de politiques climatiques intelligentes, ambitieuses et centrées sur les personnes, avec le soutien des citoyens et des décideurs. Nous encourageons le soutien politique et public à l’action climatique, en instaurant un dialogue et en dépolarisant le débat sur le climat. Outre l’analyse de l’impact des politiques sur la vie des gens, nous nous efforçons d’éduquer, d’informer et d’inspirer les citoyens en leur proposant des solutions pour lutter contre le changement climatique.

La Fondation européenne pour le climat et ses partenaires ont contribué à un certain nombre d’étapes importantes de l’action climatique au cours des dernières années. Parmi celles-ci, on peut citer la création d’une nouvelle task force sur les Contributions de Solidarité Mondiale pour l’action climatique et le développement durable ; le lancement de ReNew2030, une coalition majeure visant à accélérer la transition mondiale vers l’énergie éolienne et solaire au cours des cinq prochaines années et la mise en place de plateformes internationales, de partenariats et d’une diplomatie visant à renforcer la transition climatique en Europe et dans le reste du monde.