La sobriété est un sujet qui fait couler beaucoup d’encre. Est-ce un levier nécessaire pour réduire nos émissions de gaz à effet de serre ? Comment est-elle perçue et comprise par les Français ? Pour répondre à ces questions, nous avons interviewé Anaïs Rocci, sociologue et chargée de la direction exécutive “Prospective et recherche” de l’ADEME.

L’ADEME a publié, en 2024, un nouveau baromètre, avec l’aide de l’ObSoCo, sur les questions de sobriétés et modes de vie pour mieux appréhender les évolutions des pratiques et représentations des Français sur ce sujet, mais aussi les conditions de mise en œuvre de démarches collectives et individuelles de sobriété et les incidences positives et négatives sur les différents publics.

À l’issue de ce sondage, pouvez-vous nous dire si la notion de sobriété est connotée positivement ou négativement par les Français ? Quelles valeurs sont associées à cette notion ? Et, Selon vous, le terme de “sobriété” peut-il rassembler l’ensemble des citoyens ?

Un des résultats forts de cette enquête, que nous allons renouveler cette année, est que, contrairement aux idées reçues, la sobriété est une notion perçue plus positivement que négativement. 41 % des Français en ont une perception positive et seulement 15 % une perception négative. 35 % en ont une perception neutre et 9 % ne se prononcent pas.

Interrogés sur les mots et expressions qui leur viennent à l’esprit à l’évocation du terme sobriété, les répondants y associent en premier lieu l’idée de simplicité, puis la notion d’économies, en lien avec la réduction du gaspillage ou les économies d’énergie. Parmi les termes connotés positivement on retrouve aussi l’idée de nécessaire, raisonnable, responsable. Mais il y a évidemment aussi des connotations négatives, comme l’idée de restriction, de privation, ou encore de pauvreté.

Cette notion n’est pas perçue de la même manière selon les situations des gens. Elle est perçue plus positive parmi les urbains, notamment à Paris intramuros, et les plus aisés financièrement. Elle est notamment très corrélée au niveau de contrainte budgétaire ressentie par les individus. 50 % des personnes qui ont le sentiment de vivre confortablement en ont une perception positive contre 27 % parmi ceux qui ont le sentiment de ne vraiment pas s’en sortir.

La sobriété reste indispensable pour atteindre les objectifs environnementaux. Mais selon le sens qu’on lui attribue, le terme de sobriété pourra ou pas rassembler l’ensemble des citoyens. On ne peut pas demander à ceux qui ont trop peu d’avoir encore moins. Il y a dans cette notion un fort enjeu d’équité. Les efforts de réduction doivent être proportionnels aux impacts et capacités de chacun. C’est pour cela que l’ADEME définit la sobriété comme une démarche consistant à questionner les besoins individuels et collectifs et à les satisfaire. Il s’agit de réduire collectivement nos consommations d’énergie, de matière et les émissions de gaz à effet de serre, tout en gardant un objectif d’équité.

Dans quels domaines, les personnes interrogées ont-elles le sentiment de faire le plus d’effort en matière de sobriété ?

Si les Français se montrent très critiques à l’égard des logiques consuméristes de la société et en ont bien identifié les impacts sur l’environnement, ils ne semblent pas se reconnaître dans ces logiques de surconsommation. À peine plus d’un quart de la population semble admettre sa propre contribution au problème. Par ailleurs, 82 % des Français jugent leur mode de vie actuel d’ores et déjà sobre.

Cependant, 36 % ont volontairement fait évoluer leur mode de vie pour le rendre plus sobre et 14 % se posent de plus en plus de questions sur l’impact de leur mode de vie sur l’environnement et leurs besoins réels. Il y a probablement d’importants efforts qui ont été faits en termes d’économies d’énergie, notamment sur la réduction du chauffage, car il y a aussi un gain économique. 86 % des répondants disent s’habiller plus chaudement avant d’augmenter le chauffage.

Mais si les Français se montrent, dans la majorité des cas, favorables à l’idée de renforcer leurs efforts en matière de sobriété, on observe plus de réticences vis-à-vis de certaines pratiques, notamment la réduction de l’usage de la voiture, bien souvent contraint par le manque d’alternatives, de la consommation de viande et le recours au transport aérien. 61 % des Français qui consomment de la viande plus de deux fois par semaine refuseraient d’en réduire la fréquence, et l’idée de ne plus en manger du tout est rejetée par 78 % des Français. De même, une personne sur deux qui a actuellement recours au transport aérien accepterait d’en limiter son usage à une fois par an. Globalement, un Français sur quatre envisage à l’avenir de réduire son usage de la voiture, de baisser sa consommation de viande. Et seuls 16 % envisagent d’acheter moins de vêtements.

Quels moyens ou types de moyens (normes, soutiens financiers de l’État, obligations et interdictions, incitations…), les interviewés souhaitent-ils majoritairement voir mettre en œuvre par les pouvoirs publics pour lutter contre le changement climatique et accroître leur sobriété ?

Alors que plus des ¾ des Français considèrent que les citoyens font leur part de l’effort de sobriété, moins d’un Français sur deux juge que l’État et les grandes entreprises agissent effectivement pour limiter l’impact de leurs activités sur les ressources de la planète ; et c’est encore moins pour les industriels et les banques. Ils attendent donc des mesures plus ambitieuses de la part des pouvoirs publics et des entreprises, à la hauteur des enjeux, notamment pour leur offrir un cadre, des normes et des solutions alternatives.

Par exemple, pour 90 % des Français, les normes de fabrication devraient favoriser des produits plus résistants, facilement réparables, quitte à ce que cette évolution se fasse au détriment du prix (plutôt que de fabriquer des produits peu chers quitte à ce qu’ils durent moins longtemps et qu’on les change plus souvent). 82 % sont favorables à l’interdiction à la vente de certains produits néfastes pour l’environnement, moins d’un Français sur cinq estimant qu’il ne faut pas restreindre la diversité de l’offre accessible aux consommateurs.

Et 72 % privilégient l’idée que “l’État devrait faire plus pour préserver l’environnement, même si cela signifie contrôler ou limiter certaines pratiques (voyages en avion, déplacements avec des véhicules essence…)”, face à l’idée que “l’État devrait laisser les gens vivre comme ils le souhaitent, même si leurs modes de vie nuisent à l’environnement”. C’est aussi 65 % des Français qui considèrent que les solutions technologiques ne sont pas suffisantes et qu’une évolution importante de nos modes de vie et de l’organisation économique et sociale est nécessaire.

Par contre, l’idée de limiter l’usage de l’avion pour tous est beaucoup plus clivée. Pour la moitié il faudrait développer des solutions technologiques afin de réduire l’impact environnemental du transport aérien et pouvoir continuer à voyager en avion.

Est-ce que, comme on l’entend parfois, ce sont les plus pauvres qui paient la crise climatique et énergétique alors que ce sont les plus riches qui en sont responsables ?

Les ménages vulnérables sont effectivement particulièrement touchés par les effets du réchauffement climatique, par exemple parce qu’ils n’ont pas les moyens financiers d’isoler leur logement, ou de le quitter lors des épisodes de fortes chaleurs. Cependant la crise climatique et énergétique ne touche pas seulement les plus vulnérables, mais également les catégories modestes et populaires, qui, sans être dans la grande pauvreté ou précarité, n’ont pas les moyens, elles non plus, de s’adapter ou d’avoir accès à des solutions bas carbone (par exemple des véhicules électriques).

Toutefois, si, en moyenne, les émissions de gaz à effet de serre sont proportionnelles aux revenus, une partie non négligeable des premiers déciles de revenus, du fait de leur habitat, de leur mode de chauffage ou de transport, émettent plus que des ménages appartenant aux derniers déciles.

Pour être juste, le financement de la transition doit s’appuyer sur les capacités contributives différenciées en fonction des revenus. En outre, dans notre baromètre d’opinion sur la fiscalité environnementale avec le CREDOC, on observe que, pour 40 % des Français, la transition devrait être prioritairement financée par une augmentation des impôts sur le patrimoine des 10 % des ménages les plus fortunés, 33 % privilégiant une augmentation de l’impôt sur le bénéfice des entreprises, et 16 % des impôts sur le revenu.