Agriculture, alimentation et réchauffement climatique
Bruno PARMENTIER, ingénieur des mines, économiste, ancien directeur général de l’ESA (école supérieure d’agriculture d’Angers)
Si on veut investir pour diminuer l’impact du réchauffement climatique de l’agriculture et l’alimentation, il faut prendre trois types de mesures puisque ce secteur est triplement concerné, se trouvant tout à la fois :
- Victime: c’est une des activités humaines qui va le plus souffrir des effets du réchauffement, lequel compromettra gravement son développement dans de nombreuses régions du monde. Particulièrement dans les régions tropicales, mais également en France. Les premières actions doivent donc consister à l’aider à devenir plus résilient, pour continuer à produire efficacement, malgré tout.
- Cause: elle est un des acteurs majeurs de ce réchauffement, car elle émet à elle seule entre 20 et 25 % des gaz à effet de serre d’origine humaine. On doit donc l’aider à moins réchauffer la planète et en particulier à limiter ses émissions de gaz carbonique, mais surtout de méthane et de protoxyde d’azote, ces deux spécialités délétères qui fort malheureusement sont respectivement 23 fois et 298 fois plus « réchauffantes » que le gaz carbonique.
- Solution: elle détient un des seuls outils disponibles pour contribuer à résoudre le problème : la réduction de la teneur en gaz carbonique, via sa fixation dans les arbres et le sol. On doit donc l’inciter fortement à augmenter résolument sa contribution à la fixation du carbone.
- Aider l’agriculture à produire, malgré tout.
La liste des méfaits du réchauffement climatique sur l’agriculture est malheureusement fort longue, et les aides que l’on peut imaginer pour renforcer sa protection relativement limitées ; mais ce n’est pas une raison pour ne pas s’y employer résolument vu l’ampleur des enjeux.
Les cyclones seront de plus en plus violents, arrachant toutes les cultures sur leur passage, détruisant les digues et inondant les terres avec de l’eau salée. Ils frapperont de plus en plus fortement les pays tropicaux insulaires ou côtiers, dont les îles françaises des Antilles. À vrai dire, devant une telle violence, on ne voit pas très bien comment on pourrait protéger mieux l’agriculture. En revanche la France métropolitaine est elle aussi soumise à des tempêtes de force croissante, par exemple dans le sud-est à l’automne, lors des « épisodes cévenols » dont la violence croît avec la température de la Méditerranée. Concernant l’agriculture, fort heureusement ces incidents ont lieu à l’automne…
Mais on peut également regarder du côté des Landes, actuellement la plus grande forêt d’Europe, entièrement composé de pins maritimes. Cette région, adossée à l’océan Atlantique avec des vents dominants de l’ouest, la rendant particulièrement sensible aux tempêtes. Celles de décembre 1999 ont détruit près de 30 % des pins, puis Klaus, en janvier 2009, a abattu plus de la moitié de ce qui restait. Qui va croire, avec le réchauffement de la planète, qu’il n’y aura plus de tempête dans les Landes dans les 40 ans qui viennent et qu’on pourra récolter sans problème les arbres qui ont été replantés après Klaus ? La menuiserie est donc maintenant sérieusement menacée dans cette région. Un gros effort de recherche et une aide résolue pour y changer radicalement de production apparaissent dorénavant prioritaires.
La fonte des glaciers et le tarissement des nappes phréatiques menacent l’irrigation. Bien entendu, ce phénomène affecte beaucoup plus l’Asie, où une bonne partie de la production alimentaire dépend d’une agriculture irriguée issue des sept grands fleuves qui descendent de l’Himalaya, mais il concerne également une bonne partie du sud de la France. Les systèmes d’irrigation mis en place depuis des siècles au pied des Alpes et des Pyrénées sont maintenant fortement menacés. La quasi monoculture du maïs irrigué dans le sud-ouest aura beaucoup de mal à se maintenir. Il paraît extrêmement urgent d’investir pour préparer la suite : constitution de réserves d’eaux collinaires, essais de plantes alternatives moins gourmandes en eau comme le sorgho, généralisation du goutte-à-goutte pour économiser l’eau, couverture permanente des sols, agro foresterie, changement de pratiques culturales, etc…
Dans la moitié nord de la France, dont le climat futur ressemblera beaucoup au climat actuel du Sud-Ouest, il ne semble pas déraisonnable de démarrer dès maintenant des travaux permettant de stocker d’une manière ou d’une autre l’eau qui tombera en quantité plus abondante l’hiver pour pouvoir commencer à irriguer l’été. Et d’une manière générale, la recherche sur l’implantation d’une agriculture moins gourmande en eau, et moins sensible aux extrêmes (inondations suivies de sécheresse) est encore très insuffisamment développée.
Il faudra affronter de nouveaux risques sanitaires. Pour faire bref, si on a plus chaud en France, on aura aussi toutes les maladies des pays chauds ! En matière agricole, on va assister à un développement important des maladies cryptogamiques ou fongiques (causées par des champignons parasites) : rouille, oïdium, tavelure, mildiou, gravelle, fusariose… et par des attaques de parasites tropicaux. A titre d’exemple, chacun peut d’ores et déjà voir que des productions aussi établies sur le territoire national que l’olivier ou le palmier dans le sud-est, le platane dans le sud-ouest, voire le buis dans les châteaux de la Loire sont maintenant directement menacés. En matière d’élevage, la liste des nouvelles maladies qui pourraient se répandre est longue et effrayante : fièvre catarrhale ovine, peste équine, fièvre de la vallée du Rift, fièvre du Nil occidental, leishmaniose, leptospirose, etc. Un gros investissement en recherche et en soutien aux agriculteurs touchés par ces nouvelles crises sanitaires va s’imposer dans les prochaines années. C’est le moment de profiter du fait que la France est dotée de deux des plus grands et plus prestigieux centres de recherche agronomique au monde, l’un sur l’agriculture tropicale (le Cirad) et l’autre sur l’agriculture tempérée (l’Inra) !
Implanter une agriculture qui supporte les canicules. Les plantes qui sont bien adaptées à nos climats ne le sont pas aux canicules puisqu’il n’y en avait pratiquement pas dans le temps ! Ou bien elles avaient lieu exclusivement au mois d’août, quand les céréales étaient déjà dans les greniers. Ce risque a augmenté avec les sélections génétiques qui nous ont conduit à semer des graines qui ont une forte productivité quand tout va bien, mais aussi une grande fragilité en cas d’excès de chaleur ou d’humidité. Au-delà de 25° les grains de blé par exemple risquent « l’échaudage » (arrêt plus ou moins total de leur remplissage ou de leur maturation, ce qui conduit à des grains ridés et de faible poids spécifique). Le risque est de perdre 1,5 quintaux/hectare par journée au-dessus de 25° !
Il faut dorénavant conjuguer productivité et résilience : trouver des céréales (probablement des mélanges de plusieurs variétés) qui produisent peut-être un petit peu moins les années où il fait très beau, mais qui produisent même quand il fait mauvais temps ! La vigne sera également très affectée, et migrera progressivement du sud au nord de l’Europe. La France qui est au centre sera moins affectée que la Sicile, mais les vignobles du Bordelais, du Languedoc et des côtes-du-Rhône auront besoin de très fortes adaptations, et devront faire face à une nouvelle concurrence venue d’Angleterre et du Danemark !
- Aider l’agriculture à diminuer sa production de gaz à effet de serre.
Pour réduire la production de gaz carbonique mais aussi pour améliorer la fertilité des terres et diminuer radicalement l’usage de pesticides, on devra progressivement labourer de moins en moins, puis carrément abandonner cette pratique, pourtant complètement symbolique d’une activité dont les pratiquants se sont longtemps qualifiés de « laboureurs ». Songeons que labourer 1 hectare consiste à retourner 4 000 tonnes de terre à l’aide de 15 à 40 litres de fuel.
Les anciens laboureurs doivent devenir progressivement de vrais « éleveurs de vers de terre » (ces derniers ont en effet une action décisive sur la vie du sol : digestion des résidus végétaux, transfert de matières fertilisantes, absorption et enfouissement des eaux de pluie, etc.). Mais aussi « éleveurs de champignons », qui assurent la circulation des éléments nutritifs dans le sol, et de bactéries (songeons que dans 1 gramme de terre de forêt on dénombre 4 000 espèces de bactéries et 2 000 de champignons, toutes fort utiles !). Si l’on veut que cette pratique s’accélère, il faut mettre en place des aides à la conversion pour les premières années où l’on affronte des situations inconnues et où la fertilité et la biodiversité du sol ne se sont pas encore reconstituées ; il faut trois à sept ans pour reconstituer son cheptel de vers de terre par exemple, et autant pour mieux contrôler les adventives (« mauvaises herbes ») qu’on n’aura plus enfouies. Le modèle mis en place en Europe pour aider à la conversion au bio peut probablement être décliné face à cet autre type de défi.
Il convient également de relocaliser les productions partout sur le territoire national pour diminuer les transports de nourriture ou de production intermédiaire sur des grandes distances. L’efficacité consistant à choisir de produire notre blé dans le Bassin parisien, nos pommes de terre en Picardie, notre lait en Normandie, nos cochons et nos poulets en Bretagne, etc. et de faire circuler des hordes de camions sur nos routes peut être revisitée à la lumière des défis du réchauffement climatique. Et, côté consommateur, une éducation et une mobilisation populaire pour manger de préférence des produits locaux de saison semble absolument indispensable. Songeons que les légumes locaux de saison « produisent » 20 fois moins de gaz à effet de serre que les légumes hors saison importés par avion.
Mais on est encore là à la périphérie du problème du réchauffement climatique causé par l’agriculture. L’essentiel provient du méthane et du protoxyde d’azote.
Même si les rizières en sont de gros producteurs, le méthane provient surtout des estomacs des ruminants, qui les réémettent sous forme de pets et de rots. On estime ainsi que l’élevage émet à lui seul 37 % de tout le méthane dû aux activités humaines (de l’ordre de 2,2 milliards de tonnes sur près de 6). Là, on est face à deux défis : d’une part agir sur l’alimentation des bestiaux pour diminuer cette production de méthane, et surtout accompagner le mouvement naturel qui consiste à baisser radicalement la consommation de viande et de produits laitiers dans les pays qui en mangent beaucoup trop, comme la France. Il faut passer d’un modèle du XXe siècle où l’on n’a cessé de produire et de consommer de plus en plus de ces produits chaque année, en mettant en place des filières de production de masse, à un modèle du XXIe siècle où l’on doit produire moins et mieux, sous signe de qualité, et rémunérer davantage les éleveurs pour ce faire.
Faire dans l’élevage exactement ce qu’on a fait dans la viticulture française lorsqu’on est passé depuis des années 50 d’une consommation annuelle de 140 litres de vin à seulement 40 litres, en abandonnant purement et simplement la production de « piquette » au profit de bons et de très bons vins vendus nettement plus chers.
Le protoxyde d’azote, qui reste tellement longtemps dans l’atmosphère qu’il la réchauffe 298 fois plus que le gaz carbonique, et qui cause à lui tout seul la moitié des émissions de gaz à effet de serre de l’agriculture, est fondamentalement un sous-produit des engrais azotés. On fait une consommation considérable de ces derniers, soit sous forme de déjections animales dans les zones d’élevage, soit sous forme d’engrais minéraux dans les zones céréalières. Les plantes sont loin de tout consommer et le reliquat pollue nos nappes phréatiques, eutrophise nos mares et lacs, et couvre nos plages d’algues. Mais surtout, une fois le sol nu parce que labouré, les différents processus de minéralisation, nitrification, dénitrification provoquent l’évaporation d’une grande quantité de ce gaz délétère. Il est donc fondamental d’agir résolument sur cette question.
Or les solutions existent : abandon du labour, couverture permanente des sols, et surtout passage d’un apport d’azote artificiel à un apport d’azote naturel à partir des plantes qui fixent naturellement l’azote de l’air et en laissent dans le sol sous forme de nodules autour de leurs racines : les légumineuses (soja, pois, haricot, fève, lentille, lupin, féverole, etc., mais aussi légumineuses fourragères : trèfle, luzerne, vesce, etc.).
Rappelons qu’en la matière, la France a fortement régressé depuis 1960, date à partir de laquelle la Communauté européenne a permis l’entrée sans droits de douane du soja américain utilisé dans l’alimentation animale. En 2012, les légumineuses cultivées seules représentaient moins de 3 % des surfaces arables, contre près de 17 % dans les années 1960. Une politique publique d’incitation au retour des légumineuses en Europe est donc absolument indispensable. Soit en direct, soit en en association avec les céréales, chaque plante aidant l’autre à pousser : ce sont les « associations de plantes à faibles intrants », soit encore en « cultures intermédiaires », entre deux cultures, par exemple la moutarde ou la phacélie (elles assurent alors la couverture permanente du sol tout en fixant du carbone et de l’azote).
- Inciter l’agriculture à refroidir l’atmosphère.
Une politique de lutte contre le réchauffement de la planète consiste en tout premier lieu à limiter drastiquement les émissions de gaz à effet de serre. Mais une fois ce carbone dans l’atmosphère, on peut aussi imaginer de le récupérer pour le ré enfouir, soit dans la mer (ce qui reste compliqué et hasardeux) soit dans et sur le sol. Quand on prend conscience que la totalité des émissions annuelles de gaz à effet de serre de la planète ne représente que 0,4 % de ce qui est stocké dans nos sols (de moins 5 m à la surface du sol) ou sur le sol (de la surface à 15 m), l’idée arrive rapidement d’inciter les agriculteurs à augmenter d’autant (soit finalement de quatre pour mille) leur effort de stockage de carbone.
Deux méthodes principales pour cela. Tout d’abord une fois de plus ne plus labourer ni déchaumer, pour laisser tout le carbone et l’azote contenus dans les tiges des plantes qu’on a récoltées retourner à la terre et être transformé par les vers de terre et autres membres de la faune incroyable du sol (rappelons que sous 1 m² de sol vivent 260 millions d’êtres vivants !). Et ensuite, planter des arbres, partout ! Cela veut dire reforester massivement partout où on a déforesté (actuellement on déforeste environ 18 millions d’hectares par an sur la planète, alors que pour stopper le réchauffement, il faudrait reforester 300 millions d’hectares !). Mais cela veut également dire replanter des haies pour généraliser l’Agro foresterie. Depuis 50 ans, on a dépensé des fortunes pour financer sur tout le territoire national l’arrachage des haies. Il faut maintenant en dépenser autant pour aider les agriculteurs à en replanter ! De même que, dans beaucoup de villes, on a remis à l’honneur les tramways qu’on avait détruit il y a quelques décennies ainsi que des pistes cyclables…
On est là devant un véritable cercle vertueux : avec l’Agro foresterie on peut à la fois continuer à produire de façon intensive, augmenter la fertilité des sols, diminuer l’usage de pesticides (tous les animaux « auxiliaires de culture » qui mangent les petites bêtes qui attaquent nos plantes ont besoin de séjourner dans des haies au moins à une période de leur vie), et refroidir la planète. Raison de plus pour investir massivement dans ce sens. Aider financièrement les paysans pendant les années de transition durant lesquelles les récoltes seront un peu moins bonnes et les aider humainement par l’échange de bonnes pratiques, le conseil et la formation.
Bonne nouvelle : l’agriculture peut redevenir un secteur créateur d’emploi. Seconde bonne nouvelle : en quelques années, si nous le décidons et si nous nous en donnons les moyens humains et financiers, l’agriculture peut à la fois fortement diminuer sa propre production de gaz à effet de serre et en même temps capter une bonne partie du CO2 que nos villes, nos usines et nos transports continueront (un peu) à produire.
Investir fortement dans l’accompagnement au changement
On peut voir ci-dessus que tous ces changements indispensables pour l’agriculture sont d’abord des changements culturels plutôt que des investissements matériels. Bien entendu il faudra financer par exemple des investissements dans l’hydraulique (même si ce n’est pas de gros barrages dont on aura besoin pour l’irrigation mais plutôt de multiplier les mares et autres retenues collinaires…), mais aussi dans la méthanisation, le compostage, etc. Mais l’investissement essentiel sera à faire dans la conscientisation, la formation, et l’accompagnement du changement. Il s’agit d’inventer une nouvelle agriculture qui en soit ne coûte pas plus cher que l’ancienne.
Mais, de même qu’au début du développement de l’agriculture « chimiquement intensive », il conviendra de multiplier tous les processus d’accompagnement, dans les lycées agricoles, les systèmes de formation continue, les chambres d’agriculture et toutes les associations et fédérations (genre Centres d’études techniques agricoles, Groupements de développement agricoles, Fédération des agriculteurs bio, Associations d’agricultures de conservation, Associations d’agroforesterie, Fonds de formation Vivéa, etc.).
S’y ajoutera une vigoureuse impulsion à la recherche orientée dans ce sens (surtout recherche appliquée), et le soutien résolu au développement des start-ups. En effet ces dernières doivent être encouragées à se multiplier pour inventer cette nouvelle agriculture conjuguant écologie, génétique, chimie bio inspirée et numérisation, car il n’est pas sûr que les grosses organisations et entreprises qui dominent actuellement l’agriculture soient capables toutes seules de suffisamment d’imagination pour inventer l’agriculture de demain.
Et enfin il faudra multiplier les systèmes d’incitation et d’accompagnement financier au changement. L’idée est de contractualiser avec les agriculteurs qui souhaitent changer de pratique pour les assurer qu’ils pourront survivre pendant la période de transition, une incitation positive qui tranche sur les politiques traditionnelles de contrôle et de suspicion généralisée, mais pour cela il faudra réellement mobiliser des fonds conséquents.
Bravo pour ce bon résumé de la situation concernant l’essentielle production agricole. On est tellement habitué à une profusion de nourriture grâce à une agriculture hyper performante, que l’on a du mal à imaginer une disruption profonde des chaines d’approvisionnement agricole par le changement climatique. Mais, toute la communauté agro sait bien que nos systèmes de production sont fragiles, notamment aux aléas climatiques… A la base de notre confortable vie moderne (en tout cas dans nos pays du G20), il y a de l’eau et de la nourriture abondante ; cela va devenir plus compliqué quand l’instabilité du climat perturbera fortement ces systèmes, notamment pour les grandes villes qui reposent sur de vastes systèmes d’alimentation. Comme tout ce qui concerne ce sujet du changement climatique, toutes les solutions existent pour lutter contre et s’adapter, manque juste une vrai volonté politique pour changer nos systèmes de production (et peut être du temps que l’on gaspille de façon insouciante).