François Morin est économiste, professeur émérite à l’université de Toulouse I. Il a été conseiller auprès du secrétaire d’État chargé des nationalisations, Jean Le Garrec, dans le gouvernement de Pierre Mauroy, membre du Conseil général de la Banque de France et membre du Conseil d’analyse économique. En 2000, il intègre le collège de la Commission de Régulation de l’Energie. C’est là qu’il rencontre Bruno Léchevin.

 

1) Vous connaissiez bien Bruno Léchevin, vous étiez des amis proches. Qu’aimeriez-vous nous dire sur lui ?
J’ai rencontré pour la première fois Bruno quand il a été nommé, comme moi, en 2000, membre du collège de la Commission de Régulation de l’Energie (CRE). Immédiatement cela a été pour nous deux une rencontre essentielle à la fois sur le plan professionnel et sur le plan personnel. Nos convergences de points de vue sur la façon de comprendre le monde, la société, la question énergétique, ont fait que, pendant quatre années, nous avons travaillé au quotidien côte à côte (nous avions choisi des bureaux conjoints), et pesé ensemble sur les gros dossiers de la commission.

Bruno était un être d’exception. Sa capacité d’écoute, sa gentillesse naturelle, son intelligence pratique n’empêchaient pas ses fortes convictions en matière de justice sociale et de luttes contre les inégalités. L’énergie qu’il pouvait déployer pour défendre un projet ou bien une cause était absolument considérable. Sa force était démultipliée par les réseaux de toute sorte qu’il savait à bon escient mobiliser. Ses relations et ses amitiés étaient dans toutes les sphères de la société : médiatiques, économiques, politiques, intellectuelles. Sa disparition laisse ainsi un vide considérable pour tous ceux qui l’ont approché.

2) Votre dernier ouvrage sur les nationalisations de 1981-1982 vient de paraître (1). Quels enseignements pouvons-nous tirer de cette époque ?
Mon livre est sorti le 6 février dernier, jour du décès de Bruno. J’avais eu l’occasion de parler avec lui de cette période où, auprès de Jean Le Garrec et de Pierre Mauroy, j’étais conseiller technique sur les nationalisations bancaires.

L’ouvrage raconte de façon inédite les coulisses de la préparation du projet de loi sur les nationalisations. Ce fut une période de conflits très rudes au sein du gouvernement, entre deux lignes, l’une qui prônait la rupture et l’autre une voie plus réformatrice. L’échec de ces nationalisations dans les années qui suivirent doit aujourd’hui servir de leçons pour tous ceux qui, face au défi climatique, veulent « changer le système », « dépasser le capitalisme » ou « changer de paradigme ».

Deux enseignements principaux sont tirés et peuvent être des points de bascule du système actuel : changer en profondeur le pouvoir de l’entreprise et aller vers une monnaie citoyenne.

3) La dépolitisation de l’outil monétaire constitue donc selon vous le principal obstacle au financement de la transition écologique aujourd’hui ?
Pour simplifier, restons dans le cadre européen. Faire de la BEI la banque du climat, c’est un premier pas important. Mais il restera pour cette banque la question essentielle du refinancement de ses prêts auprès de la Banque Centrale, la BCE. Christine Lagarde a affirmé encore récemment sa volonté de « verdir » les interventions de la BCE. Mais elle se heurte déjà à une très forte opposition des Allemands et, plus généralement, à tous ceux qui veulent défendre l’indépendance de la BCE et par conséquent la neutralité de ses interventions.

On est là au cœur d’une pensée néolibérale qui veut empêcher que l’on donne une fonction politique à la création monétaire. Or, faire de l’euro une monnaie citoyenne, soumise donc au contrôle du Parlement européen, me semble être l’enjeu crucial de la période actuelle et donc d’un réel « changement de système ».


(1) François Morin,
Quand la gauche essayait encore. Le récit inédit des nationalisations de 1981 et les quelques leçons qu’on peut en tirer, Paris, Lux.