À l’évidence, nous sommes maintenant dans le début d’une nouvelle ère, celle de l’adaptation au dérèglement climatique. Le traumatisme vécu le 2 octobre par les habitants des vallées dramatiquement touchés par des pluies diluviennes est relayé par des magistrats, des avocats et des scientifiques dans une lettre ouverte au Président de la République.
Monsieur le Président,
Comme tous les Français, nous avons été bouleversés par les inondations subies le 2 octobre 2020, dans les Alpes-Maritimes, par les habitants des vallées de la Vésubie, de la Roya et de La Tinée et nous sommes solidaires des familles endeuillées et des personnes sinistrées par cette catastrophe qu’il convient de ne pas oublier.
Nous avions déjà été choqués par les deux précédentes catastrophes qui ont touché le bassin-versant du fleuve Var : l’effondrement en 1979 du port de commerce projeté en prolongement de l’aéroport de Nice-Côte d’Azur et la grande crue du Var qui a inondé en 1994 la basse vallée du fleuve. Nous nous sommes efforcés, dans le cadre des fonctions qui étaient ou sont les nôtres, de rechercher les causes de ces catastrophes et les moyens d’y remédier.
Nous n’ignorons pas que les services de l’État, en liaison avec les collectivités territoriales, ont élaboré et adopté plusieurs plans de prévention du risque inondation, et qu’aux dires de Mme la ministre de la Transition écologique, les plans de prévention qui cartographiaient déjà ce genre de risque vont devoir être généralisés….Nous constatons aussi que des digues importantes ont été réalisées ces dernières années.
Certes, une stratégie locale du risque d’inondation pour 2016-2021, excluant toutefois le bassin de la Roya a également été adoptée dans les Alpes-Maritimes ; celle-ci vise notamment à améliorer la prise en compte du risque d’inondation et de ruissellement urbain dans l’aménagement du territoire et l’occupation des sols et la prévision des phénomènes hydrométéorologiques ainsi qu’à poursuivre la restauration des ouvrages de protection et les opérations de réduction de l’aléa. Un syndicat mixte inondations, aménagement et gestion de l’eau maralpin (SMIAGE) a par ailleurs été créé en 2017, incluant tout le département.
Mais nous nous rendons compte aussi que l’effort des pouvoirs publics s’avère insuffisant. Selon la grille de lecture aujourd’hui bien admise par la communauté scientifique, les risques dits naturels résultent du croisement d’un aléa et d’une vulnérabilité. Or la survenance de l’aléa comme le niveau de la vulnérabilité se sont aujourd’hui très fortement accrus sous l’effet de facteurs humains.
L’aléa est ici représenté par le niveau d’intensité et la durée des pluies méditerranéennes qui frappent nos vallées azuréennes. N’est-ce pas Mme la ministre de la Transition écologique elle-même qui, dans une interview publiée le 10 octobre 2020 par le quotidien Nice-Matin déclarait ce qui suit :
Le dérèglement climatique a cette conséquence que les évènements violents vont être de plus en plus fréquents et, malheureusement, de plus en plus sévères. En moins de 10 heures, il est tombé autant de pluie qu’en six mois dans les Alpes-Maritimes, c’est un record absolu ! Au cours des dernières décennies, les fortes pluies se sont accentuées de 22%. Cela doit être pris en compte quand on construit dans les Alpes-Maritimes….. Construire en tout bord de rivière relève de l’inconscience. …. Nous devons avoir une culture du risque qui nous permette de prendre des précautions préalables et d’être prêts à résister à des évènements climatiques extrêmes.
Or à ce jour aucune étude n’a été réalisée pour décrire l’évolution toute récente de ces phénomènes climatiques de tempêtes et de pluies torrentielles appelés à s’accentuer, notamment du fait des effets de serre qui, s’ils ont des causes planétaires, ont aussi, nous semble-t-il, des causes locales liées notamment à l’intensité du trafic routier, aérien et maritime sur la bande côtière. Il convient donc impérativement de développer, de finaliser et de rendre publiques les études initialisées par les équipes françaises du programme international de recherches Hymex (Hydrological cycle in the Mediterranean Experiment).
Il n’existe pas davantage d’étude globale du comportement du fleuve Var et de ses affluents qui, pour la plupart, ont été artificialisés au cours des dernières décennies.
On constate, par exemple, que le fleuve Var qui, comme le Rhône, se jetait autrefois dans la mer par un véritable delta, est aujourd’hui étroitement canalisé à son embouchure et que ses eaux qui, autrefois s’écoulaient à l’est vers la Baie des Anges niçoise, s’écoulent aujourd’hui vers l’ouest, rendant ainsi absolument nécessaire le renflouement périodique des plages niçoises, jadis alimentées naturellement en galets par les eaux du Var. On ne saurait non plus, négliger les effets des nombreuses constructions et de l’imperméabilisation des sols réalisées dans le lit majeur de ces cours d’eau, de même que les seuils réalisés dans le Var et le nouveau pont de la route métropolitaine M 6202 bis.
Alors que la géomorphologie des rives de ces cours d’eau a été considérablement modifiée par l’intervention humaine, aucune étude globale hydrogéologique et hydraulique n’a été réalisée pour l’ensemble du bassin-versant du fleuve Var et pas davantage pour celui de la Roya.
Le principe de précaution qui, depuis 2005, a en France valeur constitutionnelle, commande aujourd’hui à l’État comme aux collectivités territoriales concernées, d’initier ces deux types d’études globales afin d’anticiper et de prévenir toute nouvelle catastrophe des eaux dans les Alpes Maritimes.
C’est pourquoi, Monsieur le Président, nous vous demandons solennellement d’impulser sans délai les études globales indispensables portant sur les effets atmosphériques du dérèglement climatique dans notre région, ainsi que sur la morphologie et le comportement du Var et de ses affluents.
Il va de soi que cette demande concerne aussi le bassin du fleuve Roya, qui a été touché jusqu’à la mer, et Vintimille. Les études à mener pour ce fleuve devront, bien entendu, être conduites en partenariat avec nos voisins et amis italiens.
Enfin, pour parer à toute éventualité, il conviendrait sans doute de procéder aussi à une étude de la propagation, le long des côtes méditerranéennes françaises, d’un éventuel tsunami généré par un tremblement de terre de magnitude supérieure à 7 qui surviendrait à proximité des côtes d’Afrique du Nord.
Nous vous prions d’agréer, Monsieur le Président, l’assurance de nos respectueuses salutations,
Signataires :
• Corinne Lepage, ancienne ministre de l’environnement, avocate spécialisée dans le contentieux de l’environnement, cabinet Huglo-Lepage 42 rue Lisbonne, 75008 Paris
• Jacqueline Morand-Deviller, Professeur émérite de l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne (droit public de l’urbanisme et de l’environnement), Docteur honoris causa des Universités de Turin, Liège, Laval (Québec), Thessalonique, Turgu Mures, Tunis
• Yves Jégouzo, Professeur émérite de l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne (droit public, droit de l’urbanisme et de l’environnement), ancien président de l’Université de Paris I
• Éric Camous, Procureur de la République près le Tribunal Judiciaire de Narbonne, fils de l’ancien maire de Roquebillière
• Jean-Marc Le Gars, Conseiller d’Etat honoraire, ancien président de la cour administrative d’appel de Lyon, ancien président du tribunal administratif de Nice, avocat au barreau de Nice
• Pierre-Paul Danna, ancien maire de La Tour-sur-Tinée (Alpes-Maritimes), maître de conférences émérite de la faculté de droit de Nice, auteur d’études sur la loi montagne et les risques naturels
• Jean-Claude Simon, président de Tribunal administratif honoraire, ancien président de la deuxième chambre du Tribunal administratif de Nice chargée des contentieux de l’urbanisme et de l’environnement, ancien avocat au barreau de Nice
• Norbert Calderaro, président de tribunal administratif honoraire, ancien président de la deuxième chambre du tribunal administratif de Nice chargée des contentieux de l’urbanisme et de l’environnement
• Catherine Durand, ancien conseiller de la cour d’appel d’Aix-en-Provence, ancien conseiller du tribunal administratif de Nice (deuxième chambre chargée des contentieux de l’urbanisme et de l’environnement)
• Lucien Maman, expert écologue indépendant, expert retraité de l’agence de l’eau Loire-Bretagne, en charge de la biodiversité et du plan Loire Grandeur Nature (1995-2017), auteur en 1994 d’une étude sur la basse vallée du Var pour le département des Alpes-Maritimes,
• Philippe Offerlé, ancien ingénieur de la direction départementale de l’équipement, devenue la direction départementale des territoires et de la mer (DDTM) des Alpes-Maritimes
• Jean-Marie Gavarri, expert judiciaire spécialisé en travaux hydrauliques et maritimes
• Louis-Jérôme Paloux, avocat au barreau de Nice, spécialisé en droit public, en droit immobilier, en droit de l’urbanisme et de l’environnement