Nicolas Desquinabo est un expert des politiques publiques. Il réalise régulièrement des analyses des politiques en matière de transition écologique et énergétique pour Agir pour le climat. Plusieurs sujets ont déjà fait l’objet de ses analyses : les dispositifs d’aide à la rénovation énergétique, les politiques énergétiques françaises ou les politiques de mobilités. Dans ce papier, il décrypte le Plan de sobriété du gouvernement et ses implications pour les politiques publiques en matière de rénovation énergétique.
Principal enjeu énergétique en France, les bâtiments représentent 45 % de la consommation finale nationale (720 des 1 600 Twh(1) en 2019), dont plus de 40 % provient de pétrole et de gaz importés et presque autant d’électricité, le reste étant du chauffage au bois. Autre enjeu longtemps sous-estimé, l’utilisation massive d’électricité pour le chauffage explique plus d’un tiers du pic électrique français, de loin le plus élevé d’Europe (bilan RTE). Cette forte diffusion du chauffage électrique dans des logements parmi les plus énergivores d’Europe (HCC 2020), combinée à l’indisponibilité croissante du parc nucléaire expliquent que la France importe de manière croissante son électricité, au moment où son prix atteint des niveaux inédits.
Compte tenu de ces enjeux, le gouvernement a mobilisé plusieurs groupes de travail en partie ou totalement dédiés à la question des économies d’énergie dans les bâtiments. Au regard des travaux d’évaluations déjà conduits sur les politiques actuelles et les mesures récentes, quelles orientations possibles pour changer d’échelle ? Nous allons voir que les potentialités sont importantes, mais à condition de :
- Sortir de la politique du chiffre sur les « rénovations »,
- Refonder les politiques tarifaires, et
- Ne pas oublier le gisement des bâtiments tertiaires.
L’ensemble étant à programmer sur le moyen terme, bien au-delà de l’hiver qui vient.
Sortir de la politique du chiffre pour multiplier les rénovations les plus efficaces
Première problématique à affronter, la politique actuelle de rénovation énergétique privilégie très fortement les soutiens aux « petits travaux » de Ma prime rénov’ (MPR) et des Certificats d’économie d’énergie (CEE(2)) qui sont toujours 6 fois supérieurs aux soutiens des rénovations « performantes »(3), principalement soutenues par les aides nationales « Sérénité » et certaines aides locales pour les logements privés :
*Montants estimés (peu de précisions publiées sur les CEE et bâtiments publics)
Sources : Dépenses fiscales (Voies et moyens II), Bilans Anah (dont MPR 2021), Bilan 4ème période des CEE, Bilan aides travaux ONRE, Bilan Fonds d’épargne et bâtiments publics
Cette politique encore accentuée en 2022 cumule plusieurs impacts négatifs déjà largement documentés :
- Les petits travaux étant quasiment gratuits (ex. combles et chaudières à « 1 euro »), cela dissuade l’engagement de rénovations plus ambitieuses (dont les restes à charge dépassent le plus souvent 20 000 euros après aides) et multiplie les effets d’aubaine. En effet, avec ou sans aide, les changements de chaudières sont réalisés de manière périodique (voir CGDD CITE 2015 et Anah-Geste 2017).
- Ces effets d’aubaine massifs ont entraîné une explosion des fraudes et malfaçons qui concerneraient au moins 30 % des chantiers financés par les CEE selon un récent bilan. De plus, les primes CEE sont captées à 25 % par divers intermédiaires, alors qu’elles sont répercutées sur les factures d’énergie, pour plus d’1,5 Md € en 2019 selon l’évaluation des CEE.
- Enfin, ces aides ont principalement soutenu 2 types de travaux peu pertinents : le chauffage au gaz dans les maisons (malgré des alternatives renouvelables et l’empreinte carbone croissante du gaz(4)) et les pompes à chaleur (PAC) dans les logements peu isolés (très énergivores par grand froid).
Pourtant, plusieurs expériences locales ont montré qu’avec des aides fortement renforcées pour les rénovations performantes, il était possible d’en multiplier le nombre par 3 à 4, qu’il s’agisse de copropriétés d’après-guerre (à Grenoble, Mulhouse ou Paris) ou de maisons « passoires » (en Alsace Bossue ou dans le Trièves). Complétées par un accompagnement gratuit, il est donc possible d’atteindre 700 000 logements/an rénovés avec un gain moyen de 20 Mwh/an, soit un gain total de 70 Twh/an en 5 ans, qui s’ajouterait à la conversion des chauffages fossiles dans les logements plus récents ou déjà rénovés. Ce potentiel serait même nettement plus important avec des politiques tarifaires moins contre-productives.
Des effets pervers des boucliers tarifaires qui pourraient être limités
Autre frein majeur aux économies d’énergie dans les bâtiments, étrangement peu débattu et pris en compte : les tarifs des énergies. Pourtant, ceux-ci influencent à la fois la rentabilité des rénovations, le choix des sources d’énergie et les comportements de consommation. Avant 2021, les tarifs des énergies présentaient déjà deux défauts majeurs également très documentés :
- Des tarifs du gaz nettement trop réduits (+/- 70 euros/Mwh pour les particuliers) et régressifs (20 à 30 % plus coûteux en cas de forte baisse de la consommation), qui réduisent fortement la rentabilité des rénovations des logements et entravent le passage au bois-énergie (y compris pour les réseaux de chaleur et le tertiaire, voir les évaluations du Cgdd 2018 et de l’Ademe 2019).
- Des tarifs du fioul davantage dissuasifs (avec des pointes régulières à 100 euros/Mwh), mais revenant de manière cyclique à des niveaux peu élevés (ex. 70 euros/Mwh en 2020), peu favorables aux rénovations, au changement d’énergie et à la modération des consommations.
Depuis fin 2021, le gouvernement a mis en place des boucliers tarifaires pour le gaz et l’électricité, afin de réduire l’impact de la hausse brutale des prix internationaux. Ces boucliers ont permis d’empêcher une hausse de 30 % et 45 % (TTC) des tarifs réglementés de l’électricité et du gaz. Certes nécessaires à court terme pour les ménages modestes, ces boucliers ont plusieurs types d’impacts très négatifs :
- Un coût total qui va dépasser 25 Mds d’euros en 2022(5), dont plus de la moitié bénéficie aux 30 % les plus aisés (dont la facture d’énergie pour le logement est 50 % plus élevée que celle des ménages modestes), sans toutefois protéger les ménages et TPE abonnés à des offres libres (Sénat PLFR).
- Une baisse de l’incitation à réaliser des économies d’énergie, notamment pour les ménages aisés qui ont les moyens financiers d’engager des rénovations globales et/ou des marges de manœuvre importantes en termes de régulation de leur consommation (une variation des prix de + 30 % pouvant entraîner – 10 % de consommation selon les études du CGEDD).
- Des gains massifs et parfois illégaux réalisés par les fournisseurs « alternatifs » d’électricité, qui bénéficient des prix très réduits du nucléaire historique (dispositif Arenh), parfois revendus 5 à 10 fois plus cher sur les marchés de gros, après avoir réduit leur nombre d’abonnés avant l’hiver.
Or il était possible de neutraliser l’impact d’une hausse de tarifs pour les ménages les plus contraints (modestes et locataires) et de l’atténuer pour les ménages aux revenus moyens en étendant le bénéfice du chèque énergie (limité à 1,4 Md d’euros pour 5,8 M de ménages en 2021, Sénat PLF 2022). Pour 2023, le gouvernement semble aller vers une solution légèrement moins problématique, avec un bouclier tarifaire tout de même à 16 Mds d’euros et un chèque énergie augmenté de 1,8 Md d’euros. Pour autant, la majeure partie de ces dépenses publiques va encore bénéficier aux ménages les moins contraints, alors que deux freins majeurs aux économies de fossiles restent totalement oubliés : les tarifs du gaz régressifs (qui diminuent toujours fortement les gains monétaires liés à des rénovations performantes) et l’absence de régulation des tarifs du bois. Principal concurrent du gaz et du fioul et sans effet sur la pointe électrique, le bois bénéficiait d’une nouvelle dynamique depuis 2020, qui risque d’être entravée par la forte hausse du prix des granulés (de 65 à +/-90 euros/Mwh entre fin 2020 et juin 2022). Contrairement au gaz, pas de bouclier sur cette énergie qui reste soumise aux spéculations sur les différents marchés du bois (les granulés sont généralement issus des déchets de scieries), alors que le bois est la principale ressource française, à la fois stratégique pour l’énergie et les matériaux (autre enjeu d’émissions de GES liés à la construction et à l’isolation des bâtiments).
Ne pas oublier les bâtiments tertiaires, dont le potentiel d’économies est massif
Les bâtiments tertiaires (bureaux, commerces, écoles, etc.), qui représentent 35 % de la consommation énergétique des bâtiments (et 27 % des surfaces chauffées), restent ciblés de manière marginale par les politiques de rénovation énergétique :
- Le tertiaire privé (2/3 des surfaces) n’utilise qu’environ 200 M d’euros/an de CEE depuis 2018, alors que l’État et les collectivités semblent davantage investir, mais les bilans permettent rarement de distinguer les travaux non-énergétiques. Par exemple, les rénovations des cités administratives souvent mises en avant incluent de coûteux travaux de mise aux normes (accessibilité, électricité, désamiantage, ventilation, etc.), ainsi que des démolitions ou restructurations.
- L’ensemble du tertiaire est soumis depuis 2019 à une « obligation » de réduction de ses consommations, mais celle-ci est triplement limitée : elle ne concerne que les propriétaires de bâtiments > 1 000 m², elle a été repoussée à 2030 avec de multiples dérogations et quasiment aucune sanction ne semble prévue en cas de non-respect. Une obligation en réalité peu obligatoire…
Seule amélioration depuis 2019, les investissements de l’État semblent en hausse, mais les gains annoncés pour le programme de « Relance » ne correspondent qu’à l’équivalent de 10 000 rénovations performantes de logements par an. L’ensemble des moyens mobilisés sont donc encore loin des besoins, ce qu’a souligné le nombre 2 fois plus élevé des demandes de financements pour les universités. Le potentiel d’économies d’énergie dans l’ensemble du tertiaire reste donc immense, mais les moyens dérisoires ou peu adaptés.
En cumulant des programmes ambitieux pour la rénovation de l’ensemble des bâtiments énergivores avec des tarifs des énergies durablement progressifs et défavorables aux fossiles, la consommation de gaz et de fioul des bâtiments pourrait ainsi être réduite de moitié bien avant 2030. Avec des impacts majeurs en termes de souveraineté stratégique, d’emploi et de pouvoir d’achat et sans ajouter de contraintes sur un système électrique en difficulté. Le moment est venu !
(1) 1 Twh (Térawattheure) = 1 million de Mwh (Mégawattheure) ou 1 milliard de Kwh (Kilowattheure).
(2) Les énergéticiens (ex. EDF, Engie ou Total) ont l’obligation de financer divers types de travaux énergétiques avec des primes CEE, dont la valorisation a été augmentée début 2017 pour multiplier les offres de « combles à 1 euro », puis étendues en 2019 aux chaudières à gaz et pompes à chaleur « à 1 euro » (grâce aux CEE bonifiés complétés par les aides Ma prime rénov’).
(3) Rénovations combinant plusieurs postes de travaux permettant un gain d’au moins 2 étiquettes énergie, soit un gain de -15 à -25 Mwh/an en énergie finale et des coûts moyens de 25 000 euros en immeubles et 40 000 en maison (Sichel/DHUP p.30).
NB : Une autre définition, plus exigeante, considère comme « performante » une rénovation qui permet à un logement d’atteindre le niveau BBC (≤ 80 kWh d’énergie primaire par m2 et par an). Si l’on retient cette définition, à peine 50 000 logements (sociaux et privés) sont rénovés de manière performante en France chaque année.
(4) Avec la montée en puissance du très polluant GNL (déjà passé de 15 % à 30 % du gaz entre 2017 et 2020, Bilan énergie), l’empreinte carbone du gaz dépasse en réalité celle du fioul et approche celle du charbon (voir l’étude récente de Carbone 4 et AIE).
(5) 7 à 9 Mds d’euros pour le gaz, Sénat PLFR et plus de 18 Mds d’euros pour l’électricité en intégrant 8 Mds de déficit imposé à EDF, mais sans compter les boucliers successifs sur les carburants.