Nicolas Desquinabo est un expert des politiques publiques. Il réalise une série d’analyses des politiques en matière de transition écologique et énergétique. Trois sujets ont déjà fait l’objet de ses analyses : les dispositifs d’aide à la rénovation énergétique (à retrouver ici), les politiques énergétiques françaises (à retrouver ici) et les politiques de mobilités (à retrouver ici). Dans ce volet, il s’attaque aux politiques agricoles et ses incohérences vis à vis des objectifs climatiques.

Les enjeux de l’agriculture sont majeurs et diversifiés, allant de l’indépendance nationale (souveraineté alimentaire) aux émissions de gaz à effet de serre (~17 % des émissions nationales). Autre enjeu important, les revenus des exploitants sont en majorité précaires (< à 10 000 €/an pour plus d’1/3 des exploitants Agreste) et parfois même négatifs. Ces problèmes de revenus s’aggravent malgré des aides publiques importantes, mais aussi à cause d’une intensification des pratiques agricoles aux impacts sanitaires majeurs, à la fois liés aux pesticides (Inserm, Rapport phyto 2017), aux antibiotiques (OMS, Inserm), aux excès d’engrais (CGDD, Ademe), ainsi qu’à certains additifs industriels (au moins 87 identifiés comme dangereux).

Compte tenu de ces enjeux, les principaux objectifs de la politique agricole sont de :

  • Garantir l’indépendance alimentaire de la France en améliorant les revenus des exploitations agricoles et la qualité des productions dans les différents domaines.
  • Diffuser les pratiques agroenvironnementales, en atteignant 20 % de surfaces en bio en 2020 (objectif ramené en 2017 à 15 % des surfaces en 2022), avec 20 % de produits bio dans la restauration collective publique (en 2022) et une réduction de 50 % des pesticides (visée entre 2008 et 2018).

Dans ce cadre, les politiques agricoles mobilisent environ 16 Mds € par an de dépenses publiques :

Les politiques agricoles

Sources : Comptes de l’agriculture, Memento, PAP Agri et Recherche et Sénat 2020.

* Hors ~1 Md/an d’allègements généraux de cotisations (voir politiques « emploi »).
** S’ajoutent environ 0,5 Md/an d’aides à l’installation et aux investissements.

Là encore, les objectifs de « transition écologique » sont loin d’être atteints, tout comme les objectifs de revenus et, dans une moindre mesure, d’indépendance alimentaire :

Part des surfaces agricoles utiles en bio
  • L’utilisation des pesticides est stable depuis 2008 (en nombre de doses) alors que l’objectif était une réduction de 50 %. Surtout, au moins 23 substances phytosanitaires reconnues dangereuses sont présentes dans plus de 40 % des tonnages utilisés (27 000 tonnes en 2016). En intégrant les importations, plus d’un aliment sur deux contenait au moins un pesticide dangereux en 2019.
  • Les revenus de la majorité des agriculteurs sont en régression depuis 2012 (1/3 des exploitants ont des revenus inférieurs à 10 000 € brut/an, aides comprises(1)), hormis dans la viticulture (revenus élevés) et dans une partie des grandes cultures (revenus très fluctuants).
Dispersion du RCAI par Utans
  • La production agricole reste importante et les exportations de vin sont en croissance (Agreste 2017), mais les importations de fruits et de viandes explosent. En conséquence, la France subit une forte dégradation de son solde commercial hors boissons (de +3 à -5 Mds €/an entre 2011 et 2019), notamment avec l’Espagne (de -1 Md € à -2,5 Md €) et l’Allemagne (de +1,5 Md € à +0,5 Md €).

 

Les « inversions » : 6 fois plus pour l’intensif national

Globalement, l’essentiel des aides agricoles n’incitent pas aux pratiques favorables à l’environnement et aggravent les problèmes de revenus agricoles :
  • Moins de 1,5 Md €/an d’aides sont accordées aux pratiques semi-extensives ou agro-écologiques, alors que les pratiques intensives pourtant moins risquées et souvent plus rentables bénéficient de la plupart des 10 Mds €/an d’aides au revenu (voir graphique ci-dessous). Ces aides sont en effet nettement plus élevées pour les grandes cultures, qui sont généralement très intensives, et moins élevées pour les exploitations plus petites ou composées en majorité de prairies.
  • Les aides à l’agriculture profitent principalement à une minorité de grands exploitants (20 % des exploitants concentraient 47 % des aides à la production en 2006 et 52 % des aides en 2015), alors que leurs revenus sont le plus souvent élevés, en particulier dans les phases « hautes » des prix des grandes cultures (ex. 100 000 € de revenu moyen par grand exploitant en 2012).
Les aides à l'agriculture
À l’échelle individuelle des exploitants, les aides au revenu sont nettement moins importantes pour les petites et moyennes exploitations (car liées aux surfaces) et moins élevées (par exploitant) pour l’élevage, qui connaît pourtant les difficultés de revenu les plus pérennes. Les aides au revenu sont donc totalement incohérentes avec leur objectif « affiché ». France stratégie soulignait d’ailleurs que ces aides devraient être fixées par « emploi à temps plein » et non par hectare, ce qui réduirait fortement les inégalités et limiterait la dépendance extérieure croissante pour les viandes et les fruits (voir plus bas). Les aides deviennent légèrement moins inégales en intégrant les aides agroenvironnementales (notamment l’ICHN, qui concerne surtout l’élevage de montagne), mais restent inférieures pour les éleveurs, y compris lorsque leur revenu ne dépasse pas 10 à 15 000 € brut par an (en moyenne et après aides), alors que les grandes cultures reçoivent toujours autant d’aides dans les phases de prix élevé :
Évolution du RCAI/UTANS

Sources : Kirsch, 2017.

Utiles pour les revenus des exploitants concernés, les aides agroenvironnementales permettent rarement le passage de pratiques intensives à des systèmes agroécologique, soit en raison de leurs ambitions très limitées (PDRN 2009 et Cdc UE 2017), soit parce que leurs montants ne prennent pas en compte l’ensemble des coûts et risques liés à des changements de systèmes plus ambitieux. Ces changements impliquent en effet des investissements en matériels, du temps de travail et de formation non rémunéré, ainsi que des risques non assurés de pertes de récoltes (Algues vertes, Rapport phyto, PDRH 2011 p.129-134 et Sénat 2019). En complément de ces aides, le plan « Ecophyto » était censé réduire l’utilisation des pesticides plus largement, mais il n’a engagé que des moyens marginaux au regard des enjeux (Guichard et al., 2017), moyens parfois même détournés au profit de promoteurs de pesticides…

En conséquence, les aides agroenvironnementales concernent en majorité les exploitations dont les pratiques étaient déjà en partie extensives compte tenu des conditions géographiques (ex. zones de montagne ou de marais) ou du type d’élevage. Inversement, ces aides sont peu utilisées dans les territoires concernés par l’intensification des cultures et par la concurrence entre cultures et surfaces en herbe (Évaluation PDRH 2017). Les impacts sur la biodiversité ou la qualité de l’eau restent donc limités et sont loin de compenser les impacts négatifs croissants des activités agricoles plus intensives.

 

Des avantages encore supérieurs pour l’intensif importé

En complément de l’« inversion » des aides, les normes et contrôles limités des produits agricoles importés avantagent également les pratiques intensives. De multiples dérogations accordées aux importations permettent de déplacer l’utilisation des pesticides et des engrais minéraux dans des pays aux normes peu élevées, ce qui aggrave les problèmes de revenu des agriculteurs français. De manière similaire à la délocalisation des industries polluantes, ces importations biaisent fortement les émissions « nationales » :

  • Des dérogations massives bénéficient aux importations venant des pays hors UE (notamment les États-Unis, le Brésil, le Maroc, la Tunisie, l’Inde et la Chine). Ces produits importés peuvent utiliser des types et doses de pesticides et de médicaments interdits en Europe. Or ces produits très dangereux sont moins coûteux et permettent d’éviter des pertes de 10 à 40 % (voir l’exemple des lentilles, Veblen 2021). De plus, les traités confient les contrôles aux pays exportateurs (contrairement aux affirmations du gouvernement sur le CETA), malgré des défaillances avérées (comme récemment le cas du sésame indien ultra-contaminé ou encore le cas des exportations brésiliennes de viande avariée issue de déforestation illégale (Science 2020). Ces contrôles défaillants concernent également les produits bio importés et laissent passer des fraudes massives (1/4 des rares échantillons contrôlés sont interdits en UE, EFSA 2018 p.62).
  • Certains pays de l’UE aux pratiques plus intensives (notamment les pays de l’Est, les Pays-Bas et l’Espagne), « bénéficient » de dérogations sur des produits pourtant interdits en France (exemples du dichloropropène pour la carotte ou du thiaclopride) et d’importations très peu contrôlées (le taux de contrôle est inférieur à 10 %). Les non-conformités sur ces rares contrôles étant en moyenne de 20 % sur les viandes, produits laitiers, fruits et légumes (Sénat/Cdc UE 2014/Dgal), les importations illégales dépassent donc 20 % des 20 Mds d’importations de l’Union européenne, en ne comptant que les principaux pays en cause (Pologne, Roumanie, Espagne et Pays-Bas), voir Agreste commerce extérieur(3) :
Coût avant/après avantages publics du ferré vs. routier longue distance

Sources : Douanes – 24 premiers chapitres de la NC.

* Voir glossaire « classification des produits », “classification douanière de produits ».

Ces avantages accordés aux importations très intensives sont d’autant plus dommageables qu’ils concernent également l’ensemble des industries, dont notamment les plus polluantes (acier, aluminium, engrais et textile). Pourtant, la contribution à l’atténuation du changement climatique de la France et de l’UE (seulement 1 % et 8 % des émissions mondiales) repose à 80 % sur l’imposition de normes « bas-carbone » aux importations. Étant le premier marché mondial, l’imposition de normes exigeantes aux importations permettrait à la fois de relocaliser certaines productions et d’influencer non pas 10 % mais plus de 60 % des émissions mondiales : Chine, Inde et autres pays émergents, dépendants en fossiles(4) , seraient alors contraints de transformer leurs économies pour pouvoir exporter en Europe.

Pour la seule agriculture, les importations (dérogatoires et illégales) de produits interdits en France représentent donc au moins 8 Mds €/an en faveur de pratiques intensives « délocalisées », dont 4 Mds €/an d’importations « low cost » dérogatoires ou illégales d’Amérique et d’Afrique du Nord, et au moins 4 Mds/an d’importations illégales provenant de certains pays de l’UE. Avec les subventions et aides fiscales, les soutiens à l’agriculture intensive dépassent ainsi globalement les 20 Mds/an, soit plus de 10 fois les soutiens aux pratiques durables :

Politique d'aides
Ainsi, pour un exploitant agricole en système intensif se convertissant à un système agroécologique :
  • les surcoûts ne sont pas compensés, notamment au regard des importations intensives (qui bénéficient des subventions de leur pays d’origine et de normes dérogatoires et/ou non respectées), et ceci malgré une prise de risque parfois importante ;
  • dans certains cas, les surcoûts peuvent être compensés par des prix élevés (ex. vins, produits bio et AOP haut de gamme), mais avec une forte limitation  des volumes de vente en conséquence.
Cette double inversion (des aides nationales et des règles internationales) implique en conséquence :
  • un développement limité des pratiques agricoles favorables au climat, à la santé et à la biodiversité (y compris l’élevage de bovins en prairie) et un faible accès à l’alimentation de qualité pour les ménages modestes, orientés vers des aliments ultra-transformés qui sont 2 fois moins chers ;
  • de fortes réticences politiques à interdire les substances dangereuses (pour la santé et/ou la biodiversité) en raison des contraintes européennes prévues par le règlement de 2009 et des risques de pertes économiques au profit d’importations nettement plus nocives ;
  • une subvention de notre dépendance agro-chimique dont le coût dépasse 7 Mds € par an : 3 Mds € de déficit sur les engrais minéraux et machines agricoles (HCP 2021), auxquels s’ajoutent 2,5 Mds € de carburants et 1,5 Md € de soja pour les élevages intensifs. Ce choix de subvention d’un échange défavorable (exportation de viandes et de lait bas de gamme contre importation d’intrants et de machines à forte valeur ajoutée) étant une première dans l’histoire des échanges internationaux.
Enfin, à la croisée des politiques de l’agriculture, de l’énergie et des transports, les soutiens aux agrocarburants cumulent un bilan environnemental négatif (alors qu’ils sont comptés à hauteur de 40 Twh/an dans les Enr), une balance commerciale de -500 M€ (en 2019) et des impacts sociaux régressifs (ils bénéficient surtout à quelques grands industriels et exploitants). Déjà dénoncés en 2012 par la Cour des comptes, ces impacts se sont encore aggravés depuis, notamment pour le biodiesel, dont la part de ressources importées est passée de 40 à 75 %, souvent en lien avec des déforestations et conversions de prairies.
   

Une aggravation récente des « inversions » et de la dépendance stratégique

Dans la période récente, ces inversions se sont fortement aggravées avec en particulier :
  • la suppression progressive des aides au maintien du bio, avec un retrait des aides de l’État en 2017 (en partie compensée par certaines Régions), suivi d’une suppression totale de ces aides annoncée pour la prochaine PAC (soit une réduction progressive d’environ la moitié des aides au bio) ;
  • le soutien, au même niveau que le bio, de pratiques proches de l’intensif (« Haute Valeur Environnementale » – HVE), pourtant sans effets avérés sur l’environnement, selon l’OFB, ce qui a même été dénoncé récemment par la Commission Européenne ;
  • le soutien des nouveaux traités CETA et Mercosur qui prévoient d’importantes dérogations pour les importations de produits agricoles des pays parmi les plus intensifs (voir plus haut) ;
  • des effets quasi nuls de la loi Egalim sur le revenu des éleveurs, principaux acteurs concernés par ces importations déloyales (Veblen 2021). Les contraintes de prix « imposées » par la loi n’ont pas été appliquées par les industriels (notamment Bigard et Lactalis), alors que les filières plus vertueuses (ex. les œufs) respectaient déjà des prix équitables avant la loi (Rapport Papin).
Ces nouvelles « inversions » des politiques menées au regard des objectifs affichés s’inscrivent dans un contexte d’alliance inédite entre les promoteurs de l’intensif et le gouvernement. Cette alliance a également permis de revenir sur les quelques régulations engagées en début de mandat visant les excès de nitrates ou les pesticides les plus dangereux selon la littérature scientifique indépendante (ces produits étant initialement autorisés sur la seule base des études des fabricants). L’excuse avancée reste toujours « l’absence d’alternative technique », qui brandit la menace des pertes de rendement, certes existante à court terme, mais parfois exagérée (comme dans le cas récent des betteraves et néonicotinoïdes(5)). La menace plus globale de « manque de nourriture » complète à intervalle régulier l’argument de « l’absence d’alternative », là encore à rebours des données officielles sur la production mondiale (30 % supérieure aux besoins) et sur les principaux facteurs de tension alimentaire (la spéculation, l’extrême pauvreté et/ou les gaspillages). À moyen terme, la littérature scientifique prévoit à l’inverse une meilleure production liée au développement de l’agroécologie en raison d’une meilleure résistance aux sécheresses et aux maladies, ainsi qu’à la complémentarité locale retrouvée entre élevages et grandes cultures (CNRS 2021). L’instrumentalisation par le gouvernement français de la guerre en Ukraine pour justifier un volte-face vers « toujours plus » d’agriculture intensive montre à nouveau son goût prononcé pour les vérités alternatives des industriels les plus polluants.
 

(1) Le RCAI par UTANS est le Résultat courant avant impôt (l’équivalent du revenu brut) par Unité de Travail Non Salarié (équivalent à un ETP d’exploitant), voir définitions Agreste.
(2) Les exploitations en agriculture biologique ou MAE bénéficient également des aides à l’hectare ou à l’animal du 1er pilier de la PAC, avec une moyenne par hectare qui semble similaire (INRA 2019) mais sur 8 fois moins de surfaces, soit +/- 1 Md €/an.
(3) À noter qu’un autre poste majeur du déficit commercial français est le bois (-7 Mds/an), en lien avec le faible développement de la filière bois (voir note énergie et les liens étroits entre bois d’œuvre et d’énergie dans Cgaeer 2015, IGN 2016 et Ademe 2021).
(4) Restent les principaux producteurs de fossiles qui préféreront très probablement « finir » de consommer leur rente, en particulier la Russie et le Moyen-Orient, le cas des États-Unis restant incertain.
(5) La baisse de rendement liée aux pucerons n’a pas été de 50 % comme annoncé, mais de +/- 10 %, dont une partie liée à la sécheresse selon Agreste Betterave. Par ailleurs, la filière était effectivement fragilisée, mais davantage en raison de la fin des quotas de production du sucre depuis 2017.