Gilets jaunes ou gouvernants, il faut déclarer la guerre au dérèglement du climat !
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L’économiste Pierre Larrouturou, auteur, avec le climatologue Jean Jouzel, d’un ambitieux “Pacte finance-climat”, ne veut pas dissocier lutte contre la pauvreté grandissante et lutte pour le climat. Pour cela, il insiste sur la nécessité de mettre fin au capitalisme dérégulé et propose la création d’une banque européenne dédiée à la transition énergétique.
Etrange « climat » pour l’ouverture, ce lundi 3 décembre à Katowice, ville polonaise du charbon, de la COP 24, qui doit pourtant veiller à la mise en œuvre des engagements pris à Paris quatre ans plus tôt pour tenter de limiter l’ampleur du réchauffement climatique. Une trentaine de chefs d’Etat seulement sont présents. Aucun du G20. Le Premier ministre, Edouard Philippe, a annulé sa venue pour cause de crise des Gilets jaunes. En France, la gigantesque marche bruxelloise pour le climat – 65 000 personnes – est passée presque inaperçue.
Et si la guerre contre le réchauffement climatique était pourtant indissociable des combats à mener contre la pauvreté grandissante en Europe ? C’est la conviction de l’agronome et économiste Pierre Larrouturou, auteur, avec le climatologue Jean Jouzel, d’un ambitieux Pacte finance-climat, destiné à mettre la finance au pas et l’Europe en marche. Avec une création monétaire enfin au service de l’économie réelle et un « budget du climat » alimenté par une très raisonnable taxe sur le bénéfice des sociétés de 5 %, il serait par exemple possible d’isoler tous les logements, de créer des centaines de milliers d’emplois tout en réduisant les factures de chauffage. Pour Pierre Larrouturou, taxer les pauvres est absurde et ne peut que précipiter l’imminence du chaos…
L’urgence climatique est sortie de l’actualité…
Tous les éléments sont archi connus. Les catastrophes s’enchaînent. Le dernier rapport du Giec dit que, pour éviter un emballement du climat, il faut diviser par deux nos émissions de gaz à effet de serre d’ici 2030, c’est-à-dire dans onze ans. L’ONU nous demande de tripler nos investissement si l’on veut rester sous un réchauffement à 2 degrés. Tout le monde en est conscient, à commencer par les Gilets jaunes qui manifestent pour leur pouvoir d’achat. Je n’en ai entendu aucun dire qu’il se fichait du climat ! Il n’y a plus un climato-sceptique parmi les agriculteurs. Cette année, dans l’est de la France, certains vont devoir abattre une partie de leurs bêtes en février prochain parce qu’ils n’auront plus de foin du fait de la sécheresse de cet été. Nous sommes des millions à comprendre la montée des périls.
Que va-t-il se passer à Katowice ?
Pas grand-chose. Angela Merkel et Emmanuel Macron n’y vont pas. De toute façon, avec ce qui se passe aux Etats-Unis et maintenant au Brésil, compter sur un accord international est très compliqué. Mais il ne faut pas se décourager : à l’Europe de jouer ! Première puissance économique mondiale et première région émettrice de gaz à effet de serre depuis les débuts de la révolution industrielle, pourquoi ne déciderait-elle pas unilatéralement de changer de braquet, de faire la transition énergétique la plus puissante et la plus efficace de la planète ?
On n’en prend pas le chemin. Le gouvernement polonais vient d’annoncer la création d’une nouvelle centrale à charbon…
Certes, mais beaucoup de Polonais ont souffert cette année de conditions climatiques terribles, et en ont par ailleurs assez de respirer un air pollué. Michal Kurtyka demande : comment financer la transition énergétique ? Et que dit-on aux 100 000 hommes et femmes qui gagnent leur vie en travaillant dans le charbon ? Si, demain, on demande à la Pologne et à l’Allemagne de fermer leurs centrales à charbon, on bloque la négociation. Personne ne veut avoir 100 000 chômeurs de plus. Alors que, si on obtient un traité européen qui finance un grand programme d’isolation thermique de tous les bâtiments, le développement des transports en commun, et des aides pour de nouvelles pratiques agricoles, on s’assure que ceux qui vont perdre leur emploi dans le charbon retrouveront un boulot correctement payé à moins de 15 kilomètres de chez eux. On gagne alors sur les deux tableaux : la justice sociale et la sauvegarde du climat.
On n’a pour l’instant ni l’une ni l’autre…
Oui, hélas, et le résultat, c’est la crise sociale actuelle. La France s’est engagée à diminuer chaque année de 4 % ses émissions de gaz à effet de serre. Elles ont augmenté, l’an dernier, de 3 %. On annonce la rénovation annuelle de 70 000 logements, mais il n’y a pas les financements. On fait des isolations partielles, bricolées. On sait depuis vingt ans que des millions de Français ont du mal à se chauffer en hiver, dépensent beaucoup trop, et qu’il faut isoler en priorité leur logement, des passoires thermiques. Il faut agir aussi bien pour la qualité de vie de ces personnes, pour leur portefeuille, que pour la planète ! On est dans un cercle vicieux : comme il n’y a pas de financement, le secteur du bâtiment ne forme personne, et les travaux d’isolation sont faits de façon médiocre. S’il y avait une volonté politique, avec une pérennité assurée par un traité européen, donc des financements sur plusieurs années, les compétences naîtraient. Des emplois seraient créés par dizaines de milliers…
La France est-elle une exception ?
Toute l’Europe est dans la même situation ! Teresa Ribera, la formidable nouvelle ministre de l’Environnement en Espagne, a réfléchi à un plan pour arriver à la neutralité carbone en trente ans, mais elle n’a pas les financements. Aux Pays-Bas, où 70 % de la population vit en zone inondable, on ne sait pas comment financer le renforcement des digues pour faire face à la montée de la mer. En Allemagne, le patronat affirme qu’il lui faut 50 milliards par an pour réussir la transition énergétique. En juillet 2017, Angela Merkel avait parlé de la nécessité d’un plan Marshall pour l’Afrique, pour l’électrification et le développement du solaire, mais nul ne sait comment le financer. Beaucoup d’initiatives locales voient le jour, des citoyens, des entreprises, des collectivités bougent, ça fourmille de partout. Mais on se heurte partout à cette même question du financement pour changer à grande échelle.
Comment en sortir ?
Quand Kennedy annonce en octobre 1962 qu’il veut aller sur la Lune, tout le monde se met à regarder l’Amérique qui crée 400 000 emplois et multiplie par quinze le budget de la Nasa. Tout le pays profite des retombées de l’effort de recherche. Sauver l’humanité, n’est-ce pas plus important encore que d’aller sur la Lune ? Si l’Europe déclare qu’elle a un projet ambitieux, qu’elle veut sauver le climat tout en créant des emplois et en améliorant le pouvoir d’achat, tout le monde regardera l’Europe.
Il est temps de déclarer la guerre au dérèglement climatique ! C’est la seule guerre qui ne fera pas de mort, qui peut même éviter des millions de victimes, qui peut rassembler des peuples, et qu’il faut absolument gagner. Lorsqu’on déclare la guerre, tout va très vite. Après l’attaque de Pearl Harbor en décembre 1941, il a suffi d’un mois à l’économie américaine pour se métamorphoser. Les entreprises automobiles ont arrêté de construire des voitures pour se mettre au service du bien commun, qui à l’époque était de vaincre les Japonais et les nazis.
Mais quel dirigeant veut déclarer cette guerre ?
Le capitalisme dérégulé nous entraîne vers le chaos, financier et climatique. C’est le scénario le plus probable. Sauf qu’on est de plus en plus nombreux à le comprendre et que ça bouge électoralement : en Allemagne, les néonazis stagnent à 12 %, les écologistes sont à 24 % et talonnent la CDU de madame Merkel. Aux Pays-Bas, ils viennent de gagner les dix plus grandes villes du pays, et ont écrasé à Amsterdam le parti du Premier ministre libéral Mark Rutte. En Espagne, le nouveau Premier ministre, Pedro Sánchez, est convaincu de la nécessité d’un grand plan pour l’environnement.
Aujourd’hui, c’est le combat contre la pauvreté qui mobilise, pas l’écologie…
Mais c’est lié ! La richesse en France est de plus en plus concentrée : 45 % des Français n’ont aucune épargne ! Ils seraient très heureux de faire des économies sur leurs dépenses de chauffage et de protéger la planète, mais ils n’ont aucune capacité d’investissement. On ne peut leur demander de financer la transition énergétique. Il faut un sursaut de justice sociale. Jacques Chirac avait été élu il y a vingt ans sur la fracture sociale et « la maison qui brûle » Mais il n’a rien fait, et les présidents qui l’ont suivi non plus. Tous ont été rejetés, aucun n’a été réélu. Le problème, ce n’est pas Emmanuel Macron, mais le système, et une civilisation qui peut s’effondrer en dix ou vingt ans. Emmanuel Macron saura-t-il profiter de cette crise sociale pour tout mettre sur la table et faire ce qui n’était pas dans son programme ? Il n’a certes pas été élu pour inventer une nouvelle société, mais Gorbatchev n’avait pas non plus été élu pour affronter la chute du mur de Berlin…
Peut-il s’émanciper de la superstructure financière qui l’a soutenu ?
Tout est affaire de volonté. Quand Roosevelt arrive au pouvoir en novembre 1932, il ne tue pas les banquiers mais remet les banques au service de l’économie, crée un impôt fédéral sur les bénéfices des sociétés, fait passer quinze réformes en quatre mois, réfléchit, parle au peuple, explique le fonctionnement des banques et le sens de sa réforme.
Mais chaque fois qu’un pays souhaite financer des politiques publiques, menace de dépasser les 3 % de déficit budgétaire, il est semoncé par la Commission européenne et sanctionné par les marchés…
Il faut mettre sur la table des solutions nouvelles : depuis trois ans, la Banque centrale européenne, pour « relancer la croissance », a mis à la disposition des banques 3 000 milliards d’euros. Une somme colossale, supérieure au PIB de la France. Et 89 % de cette somme est allé alimenter la spéculation sur les marchés financiers. Le FMI s’inquiète d’une crise financière qui pourrait être dix fois plus dévastatrice que celle de 2008. Régulièrement, le président de la BCE, Mario Draghi, presse les dirigeants européens de corriger le tir et d’utiliser les liquidités disponibles pour muscler l’investissement public.
Comment ?
Lors du Sommet européen du 13 et 14 décembre, ou au plus tard lors du Conseil des 22-23 mars, les chefs d’Etat européens doivent décider de l’avenir de l’Europe et du contenu d’un nouveau traité. L’Europe est née avec l’union charbon-Acier. Nous voulons qu’elle renaisse avec un traité climat-emploi, un traité qui mettrait la finance au service du climat et de l’emploi. Pour cela, nous voulons créer deux outils. Tout d’abord, une banque du climat, filiale de la Banque européenne d’investissement, qui fournirait à chaque pays des prêts environnementaux à taux zéro, pour un montant de 2 % de son PIB. Pour la France, cela représenterait 45 milliards à consacrer à l’isolation des bâtiments, aux transports en commun et à l’agriculture. Le grand économiste anglais Nicholas Stern dit par ailleurs qu’on doit exiger des banques et des assurances qu’elles ne financent plus le charbon et le fuel, seulement les énergies renouvelables.
On peut leur imposer ?
Bien sûr, il y a des organismes de régulation, une banque ne peut faire ce qu’elle veut. Il y a des règles du jeu, qu’on a un peu musclées après la crise de 2008, qu’il faut considérablement renforcer avec un système de bonus-malus.
Votre deuxième outil ?
Un budget européen pour le climat. La Cour des comptes européenne dit qu’il faut chaque année 1 100 milliards en Europe pour financer la transition écologique. On ne peut demander à monsieur et madame Tout-le-Monde de financer cette transition, quand on sait que près de la moitié des populations française, allemande ou espagnole n’ont aucune épargne. Compter uniquement sur une taxe carbone pour financer la transition, c’est une illusion. En revanche, alors que les bénéfices des entreprises explosent (les dividendes ont augmenté de 23 % l’an dernier en France), le taux moyen de l’impôt sur les bénéfices en Europe est tombé de 45 % à 19 %. Les pays européens se sont fait une concurrence fiscale monstrueuse.
On a précédé Donald Trump…
Exactement ! Depuis Roosevelt, l’impôt fédéral aux Etats-Unis était à 38 %. Trump l’a ramené à 24 %. Cela veut dire qu’en Europe, où les entreprises sont imposées à 19 %, il y a la place pour un impôt sur les bénéfices de 5 %. On va tous faire des efforts pour sauver le climat, (manger moins de viande, prendre moins souvent sa voiture, ne plus prendre l’avion), on peut donc aussi demander un effort aux actionnaires, et revenir aux dividendes d’il y a quelques années. Avec cet impôt de 5 % sur les bénéfices, on aurait, en plus des prêts à taux zéro accordés par la Banque du climat, un budget européen pour le climat de 100 milliards annuels. De quoi financer un vrai plan Marshall pour l’Afrique, une politique de recherche ambitieuse et de quoi aussi subventionner tous ceux qui isoleront leur maison, leur entreprise, leur école ou leur université…
Comment faire avancer ces idées en France ?
Je pense que nos dirigeants sont à la recherche d’idées nouvelles. Sinon, je n’aurais pas été nommé il y a quelques jours au Haut Conseil pour le climat. Notre projet est solide : un des grands chefs de la Banque européenne d’investissement a proposé de m’accompagner à l’Elysée pour montrer qu’on peut créer une banque du climat en moins d’un an. Cent quatre-vingt-dix députés français nous soutiennent déjà. Les soutiens viennent d’horizons très différents, de Laurence Parisot, ancienne présidente du Medef, à Rudy De Leeuw, président de la Confédération européenne des syndicats, en passant par Alain Juppé, qui a fait voter le conseil municipal de Bordeaux à l’unanimité. D’Anne Hidalgo, maire de Paris, à Manuela Carmena, maire Podemos de Madrid. De Jean-Marc Ayrault aux quarante-neuf communes de Nice-Métropole. Du patron d’Eiffage à la Fondation Abbé-Pierre. Sans oublier de très nombreux acteurs de la culture – Olivier Py, Fred Vargas, Eric Orsenna – ou des idées – Michel Serres, Edgar Morin… Le Conseil économique et social européen demande à la Commission européenne de réfléchir à ce pacte. De toutes parts, on nous dit qu’on pourrait avoir le soutien de treize ou quatorze pays pour un traité de ce type.
Vous êtes donc optimiste ?
Non. Vu l’énormité des déséquilibres accumulés depuis quarante ans et l’inertie de nos dirigeants, le scénario du pire est le plus probable. Mais il est possible que nous arrivions à déclencher un sursaut. C’est cela ou le chaos. Un traité européen pour le climat pourrait avoir un effet domino. Les gens qui viendront à Paris du monde entier pour les JO de 2024 auraient une tout autre vision de l’Europe. Ils verraient un continent en mutation, montrant de façon joyeuse qu’on peut avancer. La crise des Gilets jaunes traduit un malaise très profond, un gouffre. Or, on peut concilier la justice sociale et la question du climat en donnant un cap. Quand Robert Schuman et Konrad Adenauer décident en 1950 de faire l’Europe du charbon et de l’acier, c’est pour mettre un terme aux guerres entre nos deux pays. Cela s’est fait en deux semaines seulement. A nous les citoyens de pousser les politiques à agir de manière aussi ambitieuse. A nous de reprendre en main notre avenir.
Je suis convaincu que cette indispensable guerre que bous devons mener contre le dérèglement climatique est la seule façon de guérir les maux engendrés par nos modeles social et financier actuel.