Les politiques doivent être favorables au climat autant qu’à la vie
Un manifeste pour des pratiques humaines revitalisantes

Michel Cucchi, Pascal Devolder, Dorota Retelska

Il est temps de réaliser que désigner le changement climatique comme notre principal adversaire ne permet pas d’y faire face. Avec l’engagement climatique, la préservation de la vie humaine doit être la boussole des politiques.

A lui seul, le dérèglement climatique ne provoque aucun sursaut des pouvoirs publics et des consommateurs-citoyens. Malgré le rapport de Jule Charney à la Maison Blanche en 1979 et les rapports successifs du GIEC jusqu’en 2014, les courbes d’émission de gaz carbonique d’origine anthropique sont restées orientées à la hausse, quelles que soient les sources, dont les rejets s’additionnent davantage qu’ils se substituent l’un à l’autre (Figure 1). Après l’accord de Paris, la consommation de charbon repart à la hausse [1], la demande de pétrole ne cesse pas d’augmenter et « il n’y a aucun signe d’un pic de demande », constate Fatih Birol [2].

Si par extraordinaire les besoins en pétrole venaient à marquer le pas pour les transports, la pétrochimie prendrait le relais avec ses déchets éternellement toxiques et ses résidus durablement polluants. Les polymères plastiques mettent ainsi un millénaire environ à se dégrader, au point que le tonnage de leurs résidus dispersés en mer pourrait dépasser celui des poissons dès le milieu du XXIe siècle [4]. Associés à d’autres pratiques dévitalisantes, les autres composés issus du pétrole ne sont pas moins pathogènes : ils provoquent des morts par millions via la pollution des villes par les émanations des foyers à combustible fossile au Sud (des fourneaux domestiques aux centrales à charbon) et celles des moteurs à combustion au Nord, la pollution des campagnes par l’agro-industrie et ses épandages de boues toxiques et de pesticides, la destruction des forêts par les pluies acides et l’agroindustrie, enfin la destruction de la vie marine par l’acidification et la pêche massive. Mais nous poursuivons notre extraction compulsive et toujours plus invasive, aveugles aux dommages promptement évacués du débat public sous les termes hautement révélateurs de « rançon du progrès » : d’abord les composés fossiles sédimentés (charbon, pétrole, gaz), puis les corps lourds en vue de la fission de leur noyau (uranium), afin de récupérer les effets exothermiques de leur dégradation dans des chaudières toujours plus nombreuses pour des désirs trop souvent futiles.

La lutte contre le seul changement climatique, installé dans son rôle d’adversaire principal, s’avère d’ailleurs superficiellement compatible avec ces choix morbides. La motorisation diesel provoque des centaines de milliers de morts supplémentaires par an en Europe, mais elle émettrait moins de gaz carbonique que l’essence ! Ce dernier argument, aujourd’hui falsifié [4], compte d’ailleurs si peu dans les calculs de nos industriels que les véhicules européens, qui se sont alourdis, se remettent à augmenter leurs émissions de gaz carbonique au kilomètre parcouru [5]. De même, l’industrie nucléaire se présente également comme peu émettrice de gaz carbonique, mais que vaut cet « avantage » au regard du caractère incommensurable de la menace que font peser ses rejets et ses déchets ? « Une flamme allumée au XIXe siècle brûle ce monde », s’exclame Alain Gras dans Le choix du feu [6, p. 7], et en se dispersant, les cendres de cet embrasement viennent empoisonner la biosphère, tantôt comme des « passagers clandestins » perturbant les fonctions vitales, tantôt comme des armes pour continuer la guerre contre tout ce qui vit (bombes nucléaires, guerre chimique, pesticides). La transformation du monde prend une direction qui nous conduit au Ragnarök (littéralement, la « fumée des Puissants »), et c’est « nous » qui entretenons le brasier.

Si la lutte contre le dérèglement climatique ne parvient pas à circonvenir l’incendie, c’est qu’elle est mal conduite. Convenons donc que le dérèglement climatique constitue le phénomène le plus préoccupant d’un dérèglement plus général, qui inclut la perturbation des grands cycles du carbone, celui d’autres composants majeurs de la matière organique (azote, phosphore), l’intoxication des milieux, la perturbation endocrinienne, la dévitalisation de la planète, et finalement la dégradation des conditions de la vie humaine. Ces phénomènes traduisent solidairement les mauvais traitements que des activités industrielles mal inspirées infligent aux êtres et aux hommes, le consumérisme effréné et plus généralement le caractère insoutenable des modes de vie entretenus par le feu nourri de la propagande marchande. Posons donc la prééminence de la santé des populations humaines et la salubrité de leur environnement sur toute autre considération, puis à désigner et à documenter ces mauvais traitements. Il nous revient enfin d’honorer nos engagements pour la vie, partout sur la planète, pour les générations actuelles et futures. Car les alternatives existent, dans nos territoires, et dans tous les domaines, à défaut d’être dans tous les esprits [7]. L’éducation de masse aux pratiques revitalisantes des ruraux, des urbains, des médecins et des juges, des politiques et des experts est possible et nécessaire. Les financements pour ce faire sont à portée de main [8]. L’évaluation de ces politiques peut être rendue accessible à la société civile [9] [10]. Imaginons de vivre notre vie autrement, mieux, ensemble, c’est ainsi que nous empêcherons le chaos climatique ! De « favorables à l’entreprise et à l’innovation », de « favorables au climat », exigeons plus simplement que les politiques publiques redeviennent favorables à la vie [11].

Références

  1. Rouaud P-O, Charbon, le retour de flamme. Lemonde.fr, 12 février 2018.
  2. Wakim N, La demande de pétrole va continuer à augmenter. Le Monde éco & entreprise, mercredi 18 avril 2018, 3.
  3. Mandard S, Le diesel ne rejette pas moins de CO2 que l’essence. Le Monde, mardi 19 septembre 2017, 6.
  4. Joignot F, La grande plastification. Le Monde idées, 21 avril 2018, 5.
  5. Laramée de Tannenberg V, Les voitures européennes émettent plus de CO2. Journal de l’environnement, 24 avril 2018.
  6. Gras A, Le choix du feu. Paris : Éditions Fayard, 2007.
  7. Delannoy I, L’économie symbiotique. Arles : Éditions Actes Sud/Colibris, octobre 2017.
  8. Jouzel J, Larrouturou P, Pour éviter le chaos climatique et financier. Paris : Éditions Odile Jacob, décembre 2017.
  9. Landrigan PJ et al., The Lancet Commission on pollution and health. The Lancet, 391, 3 février 2018, 462-512. Édition en ligne : 7 novembre 2017. DOI : 10.1016/S0140-6736(17)32345-0
  10. Watts N et al., The Lancet Countdown on health and climate change : from 25 years of inaction to a global transformation for public health. The Lancet, 391 (10120), 10 février 2018, 581 – 630. Édition en ligne : 30 octobre 2017. DOI : 10.1016/S0140-6736(17)32464-9
  11. Laurent É, 2017, « Inscrire les indicateurs de bien-être et de soutenabilité au cœur du débat budgétaire », OFCE policy brief, 14, 29 mars.